Octobre 2020
J’ai dû passer mon coma à me faire des toiles : au réveil, j’étais Gabin dans Le jour se lève mais je n’avais pas d’armoire normande à pousser contre les spots au plafond. Le casting de ce cinéma de réanimation était caricatural : les aides-soignantes qui soignaient sans aide, les médecins fatigués et fugaces, et les infirmières qui, pour ne pas s’écrouler, s’appuyaient sur leurs répliques d’avant-COVID. Tout ce monde me rabâchait comment j’avais été transféré, comateux, de Caen à Paris. C’est seulement par hasard (je me retiens de dire « par aventure ») que j’ai appris le pourquoi de mon trajet inconscient.
Au début, je ne pouvais rien faire seul. Rien, c’est énorme ! Je devais réapprendre à gouverner mon corps. Quand j’ai retrouvé la marche, je louvoyais dans les couloirs en longeant les murs : avec les intestins en rodage et l’odorat défaillant, je dérivais vent dessus vent dedans. Mon premier voyage au long cours fut jusqu’au rez-de-chaussée, où je devais « parler à Lama ». Ce prénom à la consonance orientale m’enchanta. Je suis parti à la recherche de Lama comme Jivago sur la piste de l’Amour, fredonnant un air de Maurice Jarre. Mirage ! Aux Admissions, on me pria de prendre un ticket numéroté et d’attendre mon tour pour l’Assistante Médico-Administrative.
Puisque l’ambulance m’avait emporté les poches vides, il fallait combler les trous dans mon dossier en appelant la Sécu, la mutuelle, peut-être d’autres organismes. Le brigadier-chef Dubois, mon sauveur, m’avait fait parvenir ma carte bleue, ma carte verte et une carte de bon rétablissement. Devinez celle qui m’a fait le plus plaisir. L’AMA avait de gros cernes qui débordaient sur son masque et une voix plate tirée comme un film sur une lassitude de fin de carrière. Quand ce fut mon tour, elle mit le téléphone en mains-libres afin de poursuivre la saisie d’un dossier ouvert devant elle, tout en nourrissant le serveur vocal des chiffres et dièses réclamés par les injonctions césurées. Avec ses numéros, elle avait droit à une musique d’attente qui ressemblait à Jarre (le fils), mais elle dut raccrocher à la quatrième reprise lorsqu’une collègue lui apporta une affaire urgente. Elle rangea le classeur sur lequel elle travaillait et s’immergea dans la nouvelle tâche. Un patient, terme impropre, s’avança pour arguer qu’elle devait s’occuper de lui avant de commencer un autre dossier, puisque cela faisait une heure trente qu’il attendait. Elle l’éconduisit avec une courtoisie tendue, termina l’urgence, puis revint aux serveurs vocaux et réussit à pêcher un humain au bout du fil.
De cette conversation j’ai compris que mon passage imprévu à Paris avait fait un ris irlandais dans le beau voilage administratif. L’abordage suivant ne fut pas aussi fortuné et la musique s’arrêta net : « en raison d’un grand nombre d’appels, nous ne pouvons donner suite… » Une nouvelle urgence arriva et le patient derrière moi se leva encore. Tout d’un coup, l’AMA se figea. Les yeux fermés, elle hocha lentement la tête, puis elle se leva brusquement en murmurant « J’en peux plus ! » et sortit à vive allure par la porte principale.
« Eh bien, qu’est-ce qu’elle a, celle-là ? » dit mon successeur hâtif. J’enlevai son dossier du bureau et je le fourrai dans sa veste, en faisant mon numéro de Gabin : « Vous perdez patience, elle perd patience. Faites gaffe que je ne perde pas la mienne ! »
Au distributeur, j’ai pris un thé pour elle et un café pour moi, et je suis sorti à sa recherche. Elle était en train de fumer, et séchait encore ses yeux. Sans le masque, j’ai vu que je m’étais trompé sur son âge : elle n’avait qu’une trentaine d’années et cela me fit un choc.
« Tenez, lui dis-je. C’est chaud, cela vous fera du bien. »
Elle ouvrit grand ses yeux gris-bleu, au-dessus d’énormes cernes bleu-gris, mais ne put faire autre chose que lutter contre les larmes. La réplique de Jean dans Le quai des brumes me lécha la langue. Décidément, j’avais Carné dans la peau ; mais un coma n’est-il pas forcément un flash-back ?
« Café ou thé ?
— Café, merci, c’est trop gentil. »
Ayant perdu mon pari, je goûtai le thé. Même sans odorat, je devinai qu’il était infect. Je devais lorgner sa cigarette comme un camé parce qu’elle m’en proposa une. Quand j’ai dit que je voulais m’en sevrer, tout mon corps s’en est offusqué, et les volutes jouissives m’aguichaient de plus belle.
« Désolée, dit-elle. J’ai craqué.
— Vous naviguez dans un archipel d’ingrats. Regardez le ciel et tenez votre cap tranquille. »
Ébauche de sourire.
« Vous êtes normand. Je me rappelle quand on vous a admis.
— Je n’ai rien vu, j’ai raté le générique du début. »
Esquisse de sourire : un progrès.
« Oui, on a dû vous transférer d’urgence de Caen. On ne savait pas quoi mettre, alors j’ai mis “panne respirateur.”
— Parce que ce n’était pas une panne ? »
Sa mine vieillit de nouveau de trois décennies.
« Je ne veux pas savoir, lui dis-je. C’était juste pour faire de la conversation. Accompagner ce délicieux thé. »
Sourire en coin : j’y étais presque.
« Prenez votre temps, Madame, je reviendrai un autre jour pour mon dossier. Je ne sortirai pas avant vendredi.
— Merci. »
En rentrant, j’ai jeté le gobelet et son exécrable contenu. Je me suis planté près de l’ascenseur et j’ai fixé l’impatient. Il rougit. Pendant tout le temps que l’AMA reprenait sa place et ses dossiers, le bonhomme m’adressait des regards perplexes ; malgré mes ballonnements en révolte, je tins mon guet de pied ferme. Quand son numéro s’afficha, il avança dubitativement et s’assit bien sagement. Satisfait, j’appelai l’ascenseur.
Deux jours plus tard, nous terminions mon dossier : autant de menus vocaux, autant d’urgences et autant de personnes dans la salle d’attente qui émettaient leurs divers signaux d’exaspération. Pour voyager malgré le nouveau confinement annoncé, elle me donna une attestation, mais sans l’en-tête de l’hôpital.
Apercevant mon air inquiet, elle dit : « On ne peut pas faire mieux. On donne ça à tout le monde. »
« La police acceptera ce papier anonyme ? Ne pouvez-vous pas mettre un numéro de téléphone au cas où ? »
À la mention de téléphone, le barrage céda de nouveau. Elle plongea son visage dans ses deux mains, les doigts écartés comme une nasse. Puis elle poussa sa chaise et partit vers la sortie. Cette fois-ci, je l’ai accompagnée. Elle s’arrêta devant la machine à café.
« Mon tour, » dit-elle très bas.
Elle poussa le bouton pour un thé vert, qu’elle me donna, puis choisit un double expresso pour elle-même. Dehors elle alluma une cigarette et souffla la fumée loin de moi.
« On peut naviguer par les étoiles, lançai-je comme hameçon à sourires. Avez-vous une étoile préférée ? »
Après quelques respirations, elle entra dans le jeu.
« Verseau.
— Dans Verseau il y a l’étoile Aldébaran, très fiable. Elle vous mènera à bon port.
— Je veux juste tenir. Jusqu’à 18 h.
— Et après ? »
Une lumière éphémère éclata dans ses yeux, mais un soupir l’éteignit.
« Je m’écroule et je dors jusqu’au matin. Parfois je mange.
— Aldébaran exige que vous mangiez : légumes et viande normande.
— Vous êtes gentil.
— Vous êtes héroïque. »
Elle termina sa cigarette et tira un petit paquet de son sac.
« C’est pour vous. Des patchs à la nicotine. Avec ça vous avez de bonnes chances de… d’arriver à bon port.
— Si jamais vous visitez le port de Trouville, faites-moi signe. Je sais que vous aimez le café. »
Elle sourit et fit un pas en direction de la porte d’entrée, puis s’arrêta.
« Ce n’était pas une panne. C’était un rançongiciel. À Caen, ils ont dû rouvrir des lits de réa avec de vieilles machines. La vôtre marchait encore sous XP. »
Elle dut m’expliquer que des criminels pirataient des systèmes informatiques pour des rançons, et ciblaient même des hôpitaux. Pourquoi suis-je, à mon âge, encore étonné par le crapuleux ?
« Le CHU a failli perdre trois malades pendant le blocage. Vous avez survécu ; voyez, vous aussi vous naviguez sous une bonne étoile. »
Cette fois, c’était moi qui avais envie de pleurer. Elle fit semblant de ne rien voir. Pour donner le change, je dis, comme Melville, que la chance n’a pas beaucoup de veine. Son sourire fut enfin entier, et me rendit ma sérénité. Elle me fit un clin d’œil et je la suivis à son poste.
*
Je marchai comme un marin par forte houle : sûr du pas posé, mais pas du suivant. Mon train quittait Saint-Lazare à 19 h 08 et arrivait à Trouville à 21 h 29. Je n’avais pas le nouveau code d’entrée pour mon immeuble, parce que la businesswoman, celle qui achète les appartements pour les relouer, le faisait changer tous les trois mois. Heureusement, la porte reste ouverte jusqu’à 22 h ; même en cas de tornade sur la Touques, je serais chez moi à l’heure. Monté dans la voiture 6, je m’assis loin des autres voyageurs et près des toilettes. Les lampes s’allumèrent et quatre jeunes fêtards s’installèrent sur les banquettes du milieu, autour des tablettes repliables. Juste avant le départ, deux vieilles dames arrivèrent par le vestibule d’entrée : elles avaient dû monter en début de quai et traîner leurs bagages à travers toute la rame. Bien que la voiture fût quasi vide, confinement oblige, elles cherchèrent leurs sièges réservés et tentèrent de monter leurs valises sur l’étagère. Un des jeunes vint les aider. Les dames se montrèrent doublement charmées de sa prévenance, car c’était un garçon très beau. Ses cheveux bruns ébouriffés, qui ce jour-là avaient sauté les cases séchage et peigne, et sa barbe de deux jours, également très brune, soulignaient des yeux bleus et francs qui me rappelaient quelqu’un. Peut-être le premier Delon, celui de Rocco et ses frères. Son groupe d’amis ne parut pas fraternel à son égard ; je devinais qu’il était leur tête de Turc. De son sac à dos, il sortit une bière mexicaine, qu’il ouvrit maladroitement en jetant la capsule au barbu qui avait raillé sa « BA de boy-scout ». Il imita Pacino : « You talkin’ to me ? You talkin’ to me ? » puis s’assit avec ses pieds sur la banquette. Ensuite il alluma son smartphone et fit entendre, trop fort, de la musique techno. Ah, jeunesse ! même les gentils sont cons.
Les deux dames voyageaient le dos à la marche du train. Elles maugréaient et risquaient de brefs coups d’œil aux jeunes vraiment trop bruyants. De leurs messes basses, j’ai conclu que ce n’était pas tant la bière, ni la musique, ni la langue verte et inepte du groupe qui les agaçaient, mais plutôt le fait qu’aucun des quatre ne portait un masque.
J’observai le petit groupe pendant que l’on roulait à travers la banlieue insipide. Celui auquel les autres voulaient plaire avait au moins vingt ans, une barbe éparse et des cheveux ras à gauche, mais peignés à droite pour recouvrir à demi sa mine de crâneur. Il buvait sa bière avec une jambe posée sur le giron d’une fille, cheveux teints très noirs, le même pantalon serré que lui mais déchiré aux genoux, bottines noires lourdes avec d’épaisses semelles. Ses lunettes de soleil rondes et sa frimousse de rebelle en faisaient une version manga de Lolita. Cette vampette, avec son jeu cabotin avec le goulot de sa bière, fascinait le quatrième jeune. C’était un petit taiseux, vieux jean sans déchirures et chevelure sans trous, qui portait une veste noire trop grande pour lui et un tee-shirt où on lisait « ad Wolv », le reste du message étant caché dans les aisselles. À partir de la troisième itération, ses occasionnelles interjections « Cent patates ! » ne firent plus rire ses compagnons. Enfin, le beau gosse prévenant, habillé sagement pour la saison avec sa veste au col de faux mouton et son pull sans message, cultivait son rôle à contre-emploi et fournissait aux autres des bières, de la techno et des conneries. Je devinai qu’ils avaient quelque chose à fêter, liée à un jeu vidéo si j’ai bien compris leur jargon codé.
Je suis allé leur dire de baisser la musique et de mettre des masques.
« Si vous n’aimez pas la musique, Monsieur, changez de wagon, » me dit le barbu suffisant.
Le simili-Delon m’obligea en diminuant le son, ce qui lui valut un « T’es con ! » de la part de la vampette, mais les autres se turent. Satisfait de ma demi-victoire, j’expliquai aux vieilles dames qu’il y avait beaucoup de places libres dans le train, et que le contrôleur ne leur dirait rien si elles changeaient de voiture. Elles me remercièrent, gênées d’être une cause d’embarras pour quiconque, mais restèrent sur leurs sièges assignés. Je décidai de rester dans la voiture, en solidarité avec les dames et pour intervenir si les jeunes dépassaient le cap.
Une contrôleuse arriva après Évreux et ses tunnels. Je sortis l’enveloppe de l’hôpital et me préparai à raconter ma vie, mais elle était trop occupée à évaluer la situation au milieu de la voiture, où elle se dirigea avec un soupir étouffé et le regard durci. C’est alors que je remarquai que l’AMA avait écrit à la main mon nom, le sien et sa signature, et avait ajouté son numéro de portable. Pendant quelques secondes, je n’y voyais pas la conscience professionnelle d’une agente surchargée — j’en fis une interprétation personnelle. Ah, les berlues du cœur n’ont cure du temps ! J’avais deux fois son âge. Nobody’s perfect, mais tout de même, il ne faut pas se faire du cinéma. Comme l’avait dit Carné, on croise des gens serviables que l’on ne reverra peut-être plus.
La contrôleuse ordonna aux jeunes de s’asseoir correctement et de mettre des masques. Elle avait de l’autorité : dès sa demande d’enlever leurs pieds des sièges, ils obéirent tous — lentement, comme des adolescents — et le beau gosse baissa encore le son. En revanche, le barbu se leva et s’approcha d’elle. Il parla fort pour la gêner, et lorsqu’elle recula en lui rappelant « la distance de barrière », il la suivit pour rester très près. Elle ne recula plus. Tenace, la contrôleuse. Je me préparai à intervenir si le jeune s’avérait violent, mais ce n’était que de l’intimidation.
« Vous ne savez pas que la COVID est une énorme farce ? » brailla-t-il.
Il leva sa bouteille devant le visage de la contrôleuse.
« Voici notre Corona à nous. »
Sa petite cour ricana.
« Vous allez vous faire vacciner, vous, avec le nanoprocesseur de Microsoft ? Nous, on ne veut pas de la 5G dans nos têtes, on reste libres. C’est le pays de la liberté. »
Elle réitéra sa demande, et contrôla leurs billets, que tous avaient sur leurs smartphones. Le beau gosse arrêta sa musique avant de tendre le sien et cette fois ses compagnons ne le tancèrent pas. La contrôleuse les avertit que le refus de porter un masque était puni d’une amende, et dit qu’elle allait les signaler à l’équipe de police. Il y eut un moment de flottement, mais le barbu lui rit au nez, littéralement.
« Nous sortirons nos masques en temps voulu, Madame. Ne vous mettez pas la rate au court-bouillon. »
Ses compagnons singèrent son attitude, et la contrôleuse quitta la voiture, sans s’occuper de moi ni des deux vieilles dames. Les rebelles tinrent alors des conciliabules discrets. Le barbu donna une mallette à ad Wolv, qui mit un masque et partit vers la voiture 7. Il passa devant moi avec son vieux sac à dos rapiécé de type Eastpak et la belle mallette neuve de type MacGuffin.
Les trois restants rallumèrent leur techno, reprirent des bières et bientôt leur insouciance. Un morceau très rythmé survint et la Lolita se leva pour danser dans le couloir, alors le beau gosse monta le son. Ce fut juste au moment où nous traversions le tunnel de Conches. J’avais envie de crier, mais je me déplaçai pour les sommer de baisser leur tintamarre. Le barbu se releva et me dévisagea ; il avait changé de ton.
« Je vous ai dit de changer de wagon. »
Que pouvais-je faire ? Appeler la contrôleuse ? Une intervention musclée de ma part était hors de question, et devait leur paraître impensable.
« Vous nous faites chier, maintenant, grogna-t-il. Cassez-vous ! Sinon je vous écraserai la gueule à l’arrivée. »
Instinct de vieux prof, je commençai à leur faire la morale.
« C’est à cause d’imbéciles comme vous que le virus circule. Sans masque, vous pouvez infecter tout le wagon.
— De quoi je me mêle, clochard ?
— Je sors de réa : trois semaines de coma artificiel, trois mois de rééducation. »
Il s’assit sous prétexte de vouloir boire, et les deux vieilles dames se levèrent. Elles s’affairèrent, ayant enfin décidé de changer de voiture, ou bien elles allaient descendre à Bernay que l’on venait d’annoncer. Le beau gosse ferma son téléphone et se leva à son tour.
« Foutez-nous la paix maintenant, » dit-il, et il alla descendre les valises des dames, bien moins charmées désormais.
Je considérai que, vu mon état, ce fut une issue convenable, quoique peu glorieuse.
À Bernay, on nous remercia de notre compréhension pour un retard indéterminé en raison d’un incident technique. Lorsqu’on avait renouvelé deux fois cette langue de bois ferroviaire, aux notes de xylophone métallique, je suis descendu pour aller chercher un café. La gare était inhospitalière, mais la contrôleuse me suggéra le Café de la Gare, en face ; elle m’assura que j’aurais le temps d’aller acheter une boisson, mais « à emporter ». Je n’avais pas l’entregent de lui en proposer une. Il était désormais clair que je serais encore plusieurs fois remercié pour ma compréhension. Si l’on perdait une demi-heure, où dormirais-je ? En sortant du Café, j’ai vu arriver une brigade de police, en civil avec brassards orange sauf pour l’un d’entre eux, en uniforme et avec un berger malinois en laisse.
« Voilà où leur idiotie nous mène, pensais-je. Ils se rebellent contre l’autorité et ne font que la renforcer. Pareil à un vaccin : plus il y a de petits cons à la Corona, et plus il y a de cellules T comme Taser. »
Les passagers furent alors priés de remonter et le train repartit. Vingt minutes de retard, c’était encore jouable à condition de trotter sur le quai de la Touques. Ma première surprise fut l’absence des jeunes dans la voiture. La deuxième fut le constat que le café avait été une mauvaise idée ; ou bien c’était un bouilleur de cru qui l’avait torréfié, ou bien mes intestins s’étaient habitués à la lavasse de l’hôpital. Au moment d’arriver aux toilettes, le beau gosse s’engagea précipitamment dans le vestibule d’entrée entre les deux voitures. Une demi-heure plus tôt, j’avais formé le dessein de dénoncer les jeunes pour les punir. Maintenant, devant cette frimousse qui me rappelait je ne sais qui, je pensai qu’une amende de 135 euros serait une leçon pénible mais salutaire : j’avais le sentiment qu’il était le seul à racheter du lot. J’entendis venir la brigade et une vague d’adrénaline m’inonda. Sur un coup de tête, je poussai le jeune homme dans les toilettes avec un « chut ! » en gardant mon pied dans la porte ouverte. C’était le coup d’un vieux film italien (était-ce Café express ?). Les trois agents en civil passèrent vers les voitures de queue, laissant le maître-chien s’occuper de moi. Son malinois me reniflait avec un intérêt croissant pendant que je sortais mes papiers.
« Que cherche-t-il, le toutou ? »
Probablement pour m’impressionner, l’agent répondit sèchement : « Cocaïne. »
Je lui expliquai rapidement mon histoire.
« On m’a bourré de toutes sortes de drogues en réa, sauf le tabac. »
Le chien montra sa préférence pour l’enveloppe de l’AMA, et il me vint à l’esprit qu’à l’hôpital, même l’administration devait se doper contre le surmenage. Le malinois remua la queue et l’agent fronça les sourcils. Il eut un doute. Moi, j’eus un gaz. Avec un râle, le policier me rendit mes papiers et repartit rejoindre ses collègues. J’enjoignis au jeune homme d’aller en voiture 7.
Le train ralentit et les minutes s’étirèrent. Il était presque 21 h 30 lorsque nous arrivâmes à Lisieux. Aucune nouvelle annonce ne nous pria de comprendre, mais prier était mon seul expédient pour espérer entrer dans mon immeuble. À quel saint me vouer ? Je regardais la basilique et j’osais: « C’est une catastrophe, Thérèse… »
À 21 h 49, le train pénétra dans la gare de Trouville-Deauville. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je plaisantais : « Ce n’est pas la peine de me gâcher les poumons à courir, le pêne dormira tranquillement dans sa gâche, sauf miracle. » Mon moral reçut un soudain renfort à la vue du brigadier-chef Dubois. Peut-être avait-il appris ma sortie d’hôpital, et venait me conduire chez moi ? En moins de dix minutes, c’était faisable ! Je murmurai « Merci, Thérèse. » En fait, il était là pour accueillir son fils, rentrant de son premier semestre d’une école d’informatique à Paris. Je lui expliquai mon problème et il sourit. « On trouvera bien le tour de clef à donner, Monsieur Blum ! »
Nous causions de COVID et de Trouville lorsque nous vîmes la brigade de policiers mener vers leur camion trois jeunes en menottes : le barbu, ad Wolv et la vampette.
Je dis : « C’est un peu dur pour un refus de se masquer.
— On n’embarque pas pour ça : ce sont les hommes de la Brigade Anti-Criminalité. »
Plus loin sur le quai, le beau gosse marchait rapidement vers nous, mais il fut intercepté par deux agents de la BAC, qui lui mirent des menottes et confisquèrent son téléphone.
« Papa, cria-t-il, je peux tout expliquer. »
Dubois bondit vers les policiers et je le suivis.
« C’est mon fils, » commença-t-il.
Le chef de l’unité de la BAC, voyant l’uniforme et le grade de Dubois, donna l’ordre d’embarquer tous les suspects avant de lui expliquer :
« C’est la bande qui a fait le rançongiciel au CHU de Caen. Les petits cons, ils ont touché leurs bitcoins sur un compte à Paris ouvert au même moment, puis ont retiré une grosse somme. Avertis par la banque, nous avons mis de la schnouf sur les billets, le chien n’a eu aucune difficulté. »
Dubois courut vers le camion.
« Thomas ! Thomas, tu as fait ça ? »
Avant que le jeune homme ne puisse répondre, les policiers le poussèrent dans le camion et fermèrent les portes. Le véhicule démarra en trombe et traversa le pont, gyrophares clignotants et sirène hurlante.
© Alphonsus Stewart 2021