Juin 2021
Au petit matin, les goélands ricanaient de leurs blagues grasses de la veille au large. Ça ne m’empêchait de dormir, pas plus que le pépiement dans la chambre voisine. L’angoisse me chipait mon sommeil : je n’avais pas l’argent pour les charges de la copropriété. Mais même avec mes économies, c’était une histoire de baignoire qui fuit : neuf cents euros de pension, huit cents euros de dépenses et impôts, cent cinquante euros de charges, mille euros sur un livret A ; combien de mois avant l’endettement ?
Dans mon vieil immeuble sur le quai, une jeune entrepreneuse rachetait chambre après chambre pour les louer sur GourbiNB ou autre piaule-point-com. Majoritaire dans la copropriété, elle imposait de gros travaux de réfection dans les parties communes, pour le confort de ses clients migrateurs. Chaque trimestre arrivait un appel de fonds affolant. Je n’ai rien contre le commerce, mais son moteur est « toujours plus » et il n’a pas de frein interne. Autant faire un procès contre le diable à une cour de l’enfer.
C’était l’été du deuxième déconfinement, avant le déferlement du variant delta. À Trouville on commémorait Flaubert, les touristes aux mentons masqués ressuscitaient la vie d’avant, et moi je rabâchais mes ennuis. On est tenté d’attribuer ses malheurs à ses erreurs ; quelques remords, pourtant blanchis, me suivaient comme des oiseaux au sillon d’un chalutier : celle que j’avais laissée tomber, celui que je n’avais pas aidé, tous les petits égoïsmes d’une vie. Mais que pèseront de petits écarts dans la balance d’une longue vie droite ?
Un matin, j’ai croisé un groupe de jeunes dans l’escalier. Encore un enterrement de vie de garçon ou de jeune fille, me suis-je dit, c’est-à-dire une noyade dans l’alcool. Mais c’était un groupe mixte, deux garçons et six filles. Ils m’ont fait un chœur de bonndjourre, et hissaient dans l’étroite cage d’escalier leurs valises prévues pour des ascenseurs. Curieux, j’ai attendu sur un palier : effectivement, une paire allait se nicher au cinquième étage à côté de ma chambre. Arrivé en bas, je suis tombé sur une livraison de matériel dans l’entrée, et alors mon angoisse s’est réveillée avec la colère aux trousses. J’inspectai la marchandise : peinture d’intérieur blanche, rouleaux, gants et même une drôle d’échelle pliable, colorée comme un jouet. Je n’avais pas de souvenir d’un vote pour de nouveaux travaux de peinture. La néo-rentière oserait-elle passer outre les assemblées générales, comme une formalité inutile ? Pourtant, tout l’intérieur était impeccable, à part quelques traces de valises. L’artisan a eu le culot de commander ce gadget d’échelle télescopique aux frais de son client ; celui-là ne serait pas gêné pour salir la facture. Ça voulait dire une nouvelle augmentation des charges. De guerre lasse, j’ai donné un pathétique coup de pied au matériel. Sur le quai, les goélands gloussaient.
Il faisait beau. Le ciel bleu hébergeait quelques flâneurs moutonneux, et par sympathie mes nuages personnels devenaient moins gris. Pour me rasséréner, j’ai fait crisser les coquillages de l’estran jusqu’aux Roches Noires, avant d’aller avaler quelques bandes dessinées à la bibliothèque. Ah, Peyo, Franquin, Goscinny — les meilleurs médicaments du moral ! Le groupe de jeunes, portant livres et cahiers, passa devant moi et entra à l’hôtel Mercure ; leurs accents indiquaient sans aucun doute une provenance états-unienne.
Si GourbiNB a un bon côté, c’est le grand calme de l’après-midi, et j’ai pu faire une sieste, en arrhes sur le sommeil nocturne. Les Américains sont rentrés étonnamment tôt : pas de Trouville-by-night pour ces étudiants rangés, sans de quoi enterrer. J’assiste malgré moi aux occupations de mes voisins à travers les cloisons fatiguées ; j’ai vite compris que les deux jeunes femmes préparaient des exposés pour un séminaire littéraire. Je me figurais que des étudiants sérieux ne gêneraient pas mon sommeil, mais c’était sans compter trois campagnes de chasse aux moustiques. J’allais me mettre au lit lorsque j’entendis leurs cris — « There he is », « sonofabitch » — et le bruit de baskets écrasées sur la cloison. Une demi-heure plus tard, de soudains hurlements me provoquèrent des sursauts de myocarde dont les étudiantes n’avaient aucune conscience. Des coups de chaussures contre les insectes vampires faisaient trembler mon tableau de Paolo et Francesca en enfer, que j’ai vite décroché. On a sonné l’ultime hallali vers deux heures du matin ; bim-bam-boum, les chasseuses avaient enfin réussi à Niker les moustiques.
Si « les emmerdements se déplacent en escadrilles », comme le disait l’autre, les volées d’anges gardiens sont moins fréquentes, et pourtant j’en ai croisé une. En tête de peloton il y avait Régina, la complice de mes errances d’antan. Elle s’en sortait bien depuis la réouverture et je la complimentais sur son bistrot, qu’elle avait transformé en bar à tapas à la mode. Toujours franche, elle m’a tout de suite questionné sur ma mine cafardeuse. Je lui expliquai les ravalements, ardoisages et autres travaux de peinture que je devais payer.
« La gamine veut faire un palace d’une vieille maison de pêcheur. Elle doit déduire les frais de ses impôts, mais moi, dans deux ans, je devrai m’endetter. »
Elle leva un sourcil mais ne dit rien.
« Ne t’inquiète pas, je n’ai pas l’intention de te demander de l’argent. »
« Tu veux un boulot ? » me demanda-t-elle
« Chez toi, sous un rayon de bouteilles, entouré de verres vides qui m’aguichent ? C’est gentil de ta part, mais non, merci. »
« Je ne te supporterais pas, dans mes pattes toute la soirée ! Ce n’est pas ce que j’allais te proposer, bien que je ne trouve même plus un plongeur. C’est à croire que tous les barmans sont devenus des réparateurs de vélo ! Écoute, la Mairie cherche quelqu’un d’urgence. Ce ne serait que quelques jours, remarque. Je t’appelle ce soir pour te dire si le poste est encore libre. »
Plus tard, ce fut mon ancien élève, le brigadier-chef Dubois, qui vola à mon secours : son fils Thomas avait besoin de cours de français. À lui non plus, je n’aurais jamais demandé de l’aide. Le jeune homme avait toujours son air d’Alain Delon, mais avait apprivoisé un peigne depuis notre rencontre sur le train de Paris. Il avait été innocenté dans une affaire de rançongiciel, mais sa fréquentation avec la bande d’escrocs lui collait à la peau dans son école d’informatique. Depuis l’incident il sentait, de la part de l’administration et de certains professeurs, une mise à l’écart dissimulée. Taillé dans le même bois que son père, si je puis dire, ce tort renforçait sa motivation de réussir, et il voulait tenter les concours d’entrée aux instituts plus prestigieux. Son père s’était renseigné sur les tarifs et insistait pour me donner cinquante euros par cours. Avec deux sessions hebdomadaires sur six semaines, je serais délesté de quatre mois de charges !
Thomas avait une culture livresque relativement étendue par rapport au programme. En revanche, son vocabulaire usuel était pauvre et à l’écrit ses constructions tenaient plus de la meulière que de Molière. J’ai proposé des discussions de texte suivies de rédactions itérées, où je ne ferais que souligner ses fautes, auxquelles il devrait trouver lui-même la correction dans une nouvelle version plus élaborée, plusieurs fois de suite jusqu’à la copie impeccable. Le fils Dubois était un bûcheur, et je retrouvais ce vif plaisir de faire progresser un élève motivé. À la deuxième session, Thomas me dit qu’il avait rencontré sur la plage une étudiante étrangère qui voulait des cours de français élémentaire. Il préférait ne pas parler de cette relation à son père, ainsi les cours devaient avoir lieu chez elle, ou chez moi, voire à l’extérieur. « Au même tarif, elle est d’accord, » s’empressa-t-il de rajouter. Troisième coup d’ange.
La tâche pour la Mairie consistait à rafraîchir un grand mural au-dessus des planches, où l’on voit Flaubert s’endormir dans les ailes d’un paisible porte-plume. Le peintre au devis le moins cher avait emporté l’appel d’offres, mais il n’avait toujours pas commencé le travail. Ne sait-on pas à la Mairie que les artisans donnent priorité aux chantiers mieux payés, chez les loueurs à courte durée, par exemple ? Suivez mon regard ! Je ne dis rien, trop heureux d’avoir le vent de Mercure en poupe pour une fois. La municipalité souhaitait vivement rénover le mural avant le début des festivités en l’honneur du grand écrivain. Ils me donnèrent une échelle de sept mètres et la certitude d’une police d’assurance à l’épreuve de toute éventualité. L’échelle avait un système d’arrimage solide sur le toit plat d’un petit bâtiment, auquel j’accédais par une lucarne fermée à clé, en haut d’un escalier. Il n’y avait pas plus de trois jours de travail, mais je me suis tu lorsqu’on me proposa un contrat d’une semaine. Le salaire représentait deux mois de soucis en moins ; ce manque de franchise me tendrait-il des embuscades futures ?
La belle rencontre de Thomas sur la plage était une brunette de vingt ans au nom d’Elisa Flouctau, de Judeeville en Texas. Sa probable extraction française, perdue dans les migrations acadiennes, lui avait légué une beauté remarquable et une certaine curiosité pour notre pays. Elle avait saisi l’occasion du séminaire d’études en Normandie, d’autant plus qu’il portait de précieux crédits académiques. Comme je m’en doutais, il s’agissait de ma voisine de palier. J’ai immédiatement remarqué ses baskets Nike, symbole de ses victoires nocturnes sur les moustiques. Pour mieux l’aider, je feignais ne pas comprendre son anglais. En espagnol francisé, elle m’a fait comprendre qu’elle voulait un vocabulaire quotidien, sans trop de grammaire. Bizarrement, ce n’était pas uniquement du badinage balnéaire qu’elle souhaitait. Une de ses premières questions m’a laissé bouche bée : « Comment dire woke en français ? » Je croyais qu’elle avait des remords pour m’avoir réveillé avec ses campagnes de semelles contre les moustiques, mais que nenni. Devant mon ignorance, elle m’a proposé de consulter le responsable du séminaire. Satisfaite par la première session, elle proposa un rythme de quarante-cinq minutes par jour pendant la semaine qu’elle restait à Trouville. La lumière peut être noire : ces heures non déclarées ont éclairci mon horizon. J’obtenais un sursis de ma ruine d’encore deux mois.
Le Professeur Mannchat avait un excellent français, mais son accent texan me jouait des tours : j’ai capté « Magdalen College », mais pas le nom de la ville, imprononçable en normand. Puisque je m’étais présenté comme professeur de français, il me croyait au fait de tout le paysage de la recherche littéraire.
« Je travaille à présent sur la correspondance de Flaubert, » dit-il en se battant la coulpe, « mais je vous rassure, ma thèse portait sur Céline. »
Il paraît qu’il n’y avait pas de postes de nos jours sur un auteur aussi sulfureux. Personnellement, je crois qu’il n’osait pas postuler. Me sentant entre collègues, je croyais l’amuser par une petite raillerie, en remarquant qu’une université à l’honneur d’une prostituée repentie aurait pu proposer un cours sur le Voyage. [METTRE TOUT DANS UN SEUL PARAGRAPHE ?]
« Cher confrère, me répondit-il, votre plaisanterie, que je disculpe de la mauvaise foi, est d’un anachronisme incongru. Un métachronisme, pour être exacte. À l’époque où l’on nomma le College, les choses étaient très différentes d’aujourd’hui. »
Quant à woke, Mannchat m’a expliqué le réveil des consciences relatif aux grands noms de la culture consacrée. Il pérorait sur « le refus actuel d’accorder crédit aux œuvres de racistes, d’esclavagistes, de sexistes » et d’autres -istes que je n’ai pas captés, et sur « l’impérative démythification des figures les plus encensées de la tradition universitaire », et cetera, et cetera. Lui-même « s’efforçait de dessiller les yeux de ses étudiants sur les squelettes dans les placards de Flaubert, qui avait écrit des passages inacceptables sur la femme. » Évidemment, je me suis gardé de commettre un nouveau métachronisme incongru.
Un temps beau et chaud souriait sur le flirt de Thomas et d’Elisa ; celui-là faisait des progrès considérables dans ses rédactions, celle-ci nous initiait, chacun à notre tour, au mouvement woke. Son esprit scientifique à lui absorbait rapidement les règles de l’étymologie, et son vocabulaire connaissait un essor fulgurant ; l’oreille musicale à elle lui permettait d’apprendre par cœur un grand nombre d’expressions, qu’elle était probablement incapable de conjuguer, mais qu’elle utilisait à propos grâce à une exceptionnelle intelligence de la situation. Un recours aux manuels de français les plus sérieux — Astérix, Tintin, les Schtroumpfs — diligentait grandement l’apprentissage d’Elisa. Je me suis fait à son accent, et je comprenais de mieux en mieux les conversations de filles dans la chambre à côté, auxquelles j’assistais malgré moi. En général, elles discutaient leurs cours et leurs devoirs. Je compris que Mannchat leur montait la tête avec un féminisme de prêche qu’elles avalaient comme des grisards et régurgitaient comme des pélicans. Parfois, au moment où les goélands se taisaient pour la nuit, leur discours s’enflammait ; elles tramaient à ces moments-là des actions d’éclat, les unes plus farfelues que les autres, à l’instar de tout jeune qui rêve de laisser sa marque sur un coin de terre ou sur un bout de siècle, et pas seulement sur une cloison. À d’autres moments, elles parlaient de Thomas — j’ai failli éclater de rire en apprenant que Thomas la surnommait sa schtroumpfette, sans qu’elle s’indignât du sobriquet — et dans ce cas je m’en allais par scrupule de voyeurisme. Je marchais alors le long des planches, sous un ciel clément avec un doux vent du sud qui ballottait les affiches de Savignac et les pancartes aux aphorismes de Flaubert.
Un soir, après une chasse aux moustiques dont elles tiraient un sentiment d’invincibilité, elles trouvèrent une idée et appelèrent l’ensemble du groupe pour en débattre : déboulonner la statue de Flaubert sur le quai. J’assistai à une discussion détaillée mais délirante, où il était question de câbles et de podcasts, de marteaux et de likes. Malgré mes progrès en texan, je ne cernais pas très bien le rôle du Professeur Mannchat. Celui-ci, au cours du laïus qu’il m’avait servi, s’était vanté d’un décrochage du portrait de la reine dans un collège anglais. Mais en quoi cela lui profiterait-il ? Je devinais bien qu’il souffrait du manque de reconnaissance. Le colloque des comploteurs me troubla ; j’ai fini par trouver le sommeil là où je ne le cherchais pas, c’est-à-dire au moment du réveil, et alors il me semblait indispensable d’avertir Dubois.
« Je ne peux pas agir sur une rumeur, » me dit-il.
« Mais ne peux-tu pas poster une sentinelle, temporairement ? Même un policier municipal ? »
Le brigadier-chef secoua sa tête avec un petit rire-soupir, signifiant que je ne devinais pas la complexité des rouages de la maréchaussée.
« Elles partent dans deux jours. Cela me tire une épine du pied : elles ne prennent pas toutes la pilule, tu sais, ces belles du Bible Belt. Malgré leurs vœux publics et leurs prières, on a vite fait de fauter quand on croise un beau garçon. Ça peut gâcher une vie, une bêtise de jeunesse. »
Averti sans s’ingérer, quel père admirable ! Je me suis rangé à son avis.
Pour notre dernier cours, j’ai parsemé mes exemples d’allusions appuyées à Bâmiyân et au lynchage, tandis qu’Elisa essayait de m’éclairer sur le bashing et le washing ; étrangement, nos deux pistes débouchèrent sur Un schtroumpf pas comme les autres. Elle semblait préoccupée. Son regard s’envolait doucement, à chaque occasion, à travers ma fenêtre vers l’horizon et la mer. Je connais assez du cœur pour comprendre son dilemme. Pourquoi est-on attiré par l’horizon dans les moments de chagrin ? Attendons-nous que le ciel et la terre se referment comme une boîte de musique, ou espérons-nous qu’une image connue resurgisse de cette ligne de rencontre indéfinissable ? J’ai terminé le cours avec des compliments et l’exhortation de poursuivre son apprentissage, tout en me demandant comment Thomas allait vivre la fin de cette idylle. Elle me remercia le plus poliment du monde et je crois qu’un des éclats irisés, que ses cils retenaient, m’était destiné.
Les étudiants ont fait un sacré remue-ménage dans l’immeuble pour leur dernier soir. Ils étaient sans doute stressés par leur départ à six heures le lendemain matin, dans un car que Mannchat avait loué pour les amener à Paris. Malgré leurs nuisances nocturnes, j’étais triste de les voir partir. J’aimais bien la petite, et ces jeunes qui embarquaient dans la vie avaient ce minois qui attendrit ceux qui ont déjà fait la traversée.
Je ressentais le besoin de parler à quelqu’un. Aller chez Régina me mettrait en danger, et rejoindre la bande de la gare encore plus. Je marchais lentement pour retarder le constat que je n’étais attendu nulle part. Devant le chalet Mozin, mon regard fut happé par la blancheur de celui dont les plus beaux souvenirs furent trouvillais, et j’allai m’asseoir en face de la statue.
« Mon brave Flaubert, gardes-tu des remords sous ta calvitie crottée ? Ou as-tu tout déversé dans ta correspondance, que l’on passe maintenant au peigne fin pour te chercher des poux ? »
Flaubert statua sur mes questions.
« Il eût fallu que tu naquisses à cinquante-six ans, sans jamais avoir écrit une ligne trop intime. C’est ce que te reprochent les talibans de la nouvelle glose. Les auteurs brûlent parfois leurs premières œuvres, mais les cendres restent dans le cœur pour toute la vie. Me comprends-tu, belle forme de pierre ? »
Sous la pleine lune, la forme de pierre réfléchit à la proposition.
« Je crois que tu échapperas à un deuxième déboulonnage, compère Gustave. Ce sont des jeunes, des bleus sans malice, mus mais immobiles. N’exigeons pas qu’ils fussent des vieillards en venant au monde, comme le dit Térence. »
Le monument se dressa, impassible, la copie d’une effigie, insensible à mes emprunts.
« En ce moment, ils trient leurs souvenirs et s’assoient sur leurs valises. Demain seront effacées les traces de leurs exploits sur la cloison. »
La pierre pesa, mais ne se prononça pas. On juge les gens par leurs actes et leurs monuments. J’exposai la pointe de ma pensée.
« En 1941, Hautecœur a fait fondre ton bronze pour le mêler aux canons de la haine, avant de se faire lui-même déboulonner par Goering. On ne lui en a pas tenu rigueur : tout le monde fait des conneries. Il paraît qu’il a fait beaucoup de bien par la suite, ce Hautecœur. As-tu encore des peines, cœur de marbre ? Tu te reprochais ton amour pour les femmes ; à présent, on te reproche de les avoir méprisées. Fais comme moi : mes remords brûlent tel un phare dans la nuit, et je cabote en les contournant ».
La lune et mes lumières ayant éclairé la statue, je décidai de me rendre au chantier du mural. Il faisait doux et je n’avais pas sommeil. Je me figurais qu’en travaillant au frais, sans les regards des curieux, je terminerais avant que le temps ne changeât. Sans un bruit, j’ai pénétré dans l’immeuble et ouvert doucement la lucarne en haut de l’escalier. Bien entendu, il fallait commencer par le haut. On m’avait donné la consigne de rafraîchir les trois nuances de bleu sans toucher aux traits du dessin ; commodément, tout le fond de l’image était d’un seul ton : bleu de France. Pour toute œuvre, la préparation est plus longue que l’exécution ; là, le plus pénible était de manier la lourde échelle et son arrimage de sécurité. Le bâchage du grand homme endormi consomma une bonne partie de mon énergie, et j’avais déjà les bras lourds avant d’ouvrir un pot et préparer la peinture. À vrai dire, je n’avais plus envie de travailler quand j’ai enfin gravi l’échelle.
Le mural s’étendait sur le pignon jusqu’au bandeau sous les tuiles et je devais faire très attention de ne pas colorer celles-ci. Je passais et repassais, m’efforçant de bien couvrir le mur sans faire goutter le rouleau. Sans égard pour mes muscles courbatus, je m’astreignais à des acrobaties délicates pour ne pas devoir déplacer et réarrimer l’échelle à chaque mètre. Sincèrement, je ne les aurais pas osées s’il y avait des passants ; tout seul, dans la nuit, je me permettais de prendre quelques risques. Comme un premier avertissement, lors d’un étirement de trop, mon téléphone portable est tombé de ma poche, faisant un bruit sec sur le toit. Je me figeais comme si j’étais un cambrioleur sur le point d’être découvert, une série de jurons coincée dans la gorge. L’écran de mon téléphone était en poudre et il n’y avait pas moyen de le faire marcher. Toutes les grossièretés retenues sont alors sorties en sourdine, mais n’avaient, hélas, aucun effet sur l’état du téléphone. Si je devais en racheter un, le salaire de ma semaine y passerait, seulement parce que je ne voulais pas bouger cette foutue échelle. Je m’infligeai comme pénitence de toujours déplacer l’échelle désormais, puis je suis remonté. Échelon après échelon, l’espoir montait que je puisse réparer la machine à ce « repair-café » à Touques. Dommage qu’il n’y en a pas pour les cœurs.
Avec les repositionnements fréquents de l’échelle, il m’a fallu une heure pour terminer un bon mètre de hauteur sur toute la largeur du pignon, sans tacher une tuile. Ce résultat m’encourageait et me convainquait que mon iPhone serait ressuscité sans trop de frais. Cependant, la fatigue me gagnait ; je me fixai comme terme la fin d’une nouvelle bande horizontale. Déjà, je m’étirais un peu plus pour réduire les déplacements de l’échelle. Bientôt, une famille de moustiques vint pour faire ma connaissance. Le premier qui zonzonna autour de mon oreille me fit sursauter, me rappelant ma précarité perchée. Mais les bestioles m’agaçaient ; sans m’en rendre vraiment compte, je faisais des gestes abracadabrantesques pour écraser un moustique sans faire goutter mon rouleau. C’est alors que mon pied droit a glissé de l’échelon et je ne devais mon salut qu’à un réflexe de gabier qui s’accroche au mât. J’y reconnus un deuxième avertissement et résolus de ne pas tenter le diable plus loin. « Si je dors ici sur le toit, me dis-je, à cinq heures il fera jour, et j’aurai fait la moitié du pignon avant huit ou neuf heures. Un bon petit-déj’, puis il restera deux heures de travail avant l’arrivée du soleil sur ma nuque. » En dépit de mes mésaventures, cette décision m’a rendu heureux. Oui, heureux ! Rien n’est plus fort que la nature innée d’un être, disait ma mère.
Il suffit qu’un goéland piaille dans son sommeil et toute la colonie réplique, puis l’air s’emplit d’une battologie de cris aigus. Les oiseaux des tempêtes me réveillèrent vers deux heures du matin. Je n’avais plus l’habitude de dormir à la belle étoile, et pour dégourdir mes membres raides je fis le tour du toit plat. C’est alors que j’ai remarqué le petit groupe, marchant silencieusement en file indienne le long de la rue de Paris. Je reconnus Mannchat et Elisa. J’étais d’abord intrigué par l’équipement qu’ils portaient, puis j’ai deviné qu’ils allaient piqueniquer sur la plage pour leur dernière soirée, avec barbecue portatif et glacières bourrées de soda et de saucisses. La pleine lune, la magie de la mer et l’illégalité de leurs agapes devraient épicer leurs hot-dogs ainsi que les récits qu’ils rapporteraient de l’aventure. Mannchat, qui menait la troupe, passa sous un réverbère et fit signe aux jeunes de s’arrêter. Chacun déposa son fardeau pour se masser les épaules ou s’avachir contre un mur. Je distinguai alors nettement l’échelle pliable que le professeur posa par terre. Détail cocasse, tous revêtaient des gants en caoutchouc. Ils allaient donc passer à l’acte !
Par automatisme idiot, j’ai revérifié mon téléphone inutilisable. Que faire ? J’ai pris le parti d’épier le groupe lorsqu’il passerait devant mon perchoir, afin de voir clairement les pieds-de-biche et les cordes. Dubois exigerait de moi un témoignage irréprochable. Ensuite, je les suivrais jusqu’à la statue de Flaubert et je donnerais l’alerte. Non, je me ravisais : je tenterais d’abord de les faire fuir, pour leur laisser une dernière chance de repentir. S’ils s’en allaient, je dirais que je ne les avais pas bien vus. Dubois est fin, mais c’est un homme de plusieurs niveaux, et il comprendrait ma bienveillance.
J’ai reçu un choc lorsque le groupe reprit sa marche. Leur attirail n’était autre que le matériel que l’on avait livré dans l’entrée de mon immeuble : pots, échelle, rouleaux — tout le barda ! De plus, ils s’arrêtèrent devant le bâtiment duquel je les épiais, et le professeur se préparait à grimper jusqu’à une corniche haute de trois mètres, qui se situait à moins de deux mètres en dessous du toit plat. Mes pensées volaient, aussi denses et rapides qu’une murmuration d’étourneaux. Mannchat avait commandé la peinture et l’avait stockée chez les étudiants — la rentière n’y était pour rien. Il avait donc planifié son coup depuis le début. Ils allaient vandaliser le mural de Flaubert !
Mannchat arriva sur la corniche, qui était large de soixante centimètres et courait tout autour du bâtiment. Sa tignasse grisonnante était à trente centimètres sous mon nez et je sentais même l’odeur de sa transpiration. Les deux garçons lui hissèrent les pots de peinture, puis grimpèrent sur la corniche, suivis par toutes les filles. Elisa avait l’honneur de monter en dernière et de remonter leur espèce d’échelle. J’ai trouvé mon plan de défense au moment où les étudiants passaient précautionneusement l’échelle pliante les uns aux autres en direction du professeur, qui allait venir en premier sur le toit plat, privilège du chef. Je rouvris mon pot de peinture et y trempai mon rouleau, puis tendis mon bras par-dessus le bord et recouvris leurs cheveux d’une couche du beau bleu de France. La surprise les paralysa ; le garçon qui tenait l’échelle la laissa tomber. Profitant de leur effroi, j’eus le temps de teindre tous les crânes — ou presque : un ange retint ma main devant la dernière pêcheuse.
Tous ces schtroumpfs criaient et pleuraient sur la corniche. Donnons-lui son dû, Mannchat agit en véritable chef. Il réussit à calmer tout le monde, puis leur expliqua la situation en peu de mots : ils avaient été pris sur le fait, rien de pire ne leur arriverait et ils allaient tous s’en sortir sains, saufs et bleus. Il demanda si quelqu’un était touché aux yeux, et donna des instructions précises pour éviter que la peinture n’y entre. À ces paroles, un vif remords me saisit : serais-je à l’origine de la cécité d’un des jeunes ? J’ai ouvert la lucarne et j’ai dévalé l’escalier. En quelques secondes j’étais dans la rue, où je trouvai le gardien de nuit de l’hôtel, qui avait été dérangé par les cris. Il y avait même quelques clients aux fenêtres, dont un qui commença à filmer la scène. Sans perdre une seconde, j’ai attrapé l’échelle pliable et j’ai entrepris de descendre les étudiants.
« La peinture se nettoie à l’eau, » dis-je au gardien de nuit. « Descendez-les tous, je les amènerai un par un à la douche de plage, elle est à cinquante mètres. Appelez le commissariat et dites-leur d’avertir le brigadier-chef Dubois. Il doit venir absolument. »
Dans mon agitation, j’ai dû rudoyer quelque peu le garçon que je menais. Il avait deux fois ma carrure mais il pleurait et me demandait la clémence. Dès qu’il a compris que je lui lavais le visage, cependant, il se calma et reprit ses esprits. Avec ma chemise comme gant de bain, je nettoyais soigneusement toute sa bouille et vérifiais que ses yeux étaient indemnes, puis je l’ai ramené au bâtiment. Il protestait qu’il voulait terminer l’ablution ; mon refus énergique le désarçonna de nouveau. Deux femmes, parmi le petit groupe de badauds qui s’était assemblé, me libérèrent de ma tâche de débarbouillage, non sans garder ma chemise, d’ailleurs.
« Juste les yeux et le visage, leur dis-je, laissez-leur le chignon bleu ! »
On venait de secourir le dernier étudiant ; il ne restait que Mannchat sur la corniche, et on lisait son hésitation dans sa posture : allait-il descendre pour négocier, ou tenir en héros jusqu’à l’assaut final ? L’arrivée de la police fit pencher immédiatement la balance vers une reddition. Dubois n’était pas parmi eux, mais on me dit qu’il avait été mis au courant par SMS. La police questionna rapidement tout le monde et distribua des draps de secours en film doré. Mannchat répétait : « Pas de presse, s’il vous plaît. Veuillez ne pas contacter de journalistes, je vous en prie. » Les brigadiers ne répondaient pas, mais discutaient entre eux du nombre de personnes à embarquer ainsi que du risque de tacher leur camionnette. Finalement, nous étions tous escortés à pied jusqu’au commissariat de Deauville ; huit schtroumpfs, une belle brunette et moi en Grand Inca doré, nous remontions la Touques sous les goélands hilares. Par précaution ou par plaisanterie, les agents avaient menotté les étudiants entre eux, et moi avec. Elisa demeurait muette, sans doute choquée, peut-être perplexe d’être restée avec une chevelure propre. Par hasard, le garçon que j’avais débarbouillé était attaché à mon bras gauche, et il sanglotait. Malgré son accent, je compris qu’il tenait sa vie pour ruinée. En passant devant la statue de Flaubert, qui savait subir sans broncher le gros temps et les petites fientes, j’ai eu la tentation de lui montrer leur cible indemne. Mais la véritable détresse du jeune homme me toucha, et avec un anglais rouillé j’essayais de le consoler.
« Don’t worry, son. You will not have a lot of trouble. But it is a good lesson for you. You cry, tomorrow you will laugh. It will be a good lesson and a good laugh. »
Comme s’ils m’approuvaient, les goélands traçaient des cercles en ricanant — ces oiseaux qui riaient même des morceaux qui leur échappaient. Tout à coup, une légèreté indicible m’inonda. Je m’immobilisai. L’aube surgit de la forêt de Saint-Gatien et j’aurais voulu m’y incorporer. Les cris des oiseaux me nettoyaient et me libéraient d’un poids ; j’avais envie que mon être se fonde aussitôt, et à tout jamais, en un opéra de piaillements rieurs. J’éprouvais un intense sentiment d’insouciance retrouvée et mon seul désir était de le retenir ; c’était comme si je venais de résoudre une énigme qui me concernait vitalement. L’étudiant à côté de moi tira sur les menottes, pour arrêter la colonne et protéger mon poignet droit. Tous s’effrayèrent ou s’étonnèrent, suivant leurs tempéraments. Un agent est venu s’informer de mon état et je ne pouvais que lui sourire, impuissant à exprimer la métamorphose que je venais de subir. Il a marmonné quelques mots sur un test d’alcoolémie puis a remis le groupe en branle. Enchaîné aux autres, je suivais le mouvement, mais je ne marchais pas, je volais.
Au commissariat, les jeunes émules de Washington ont dit toute la vérité. On les laissa se doucher et on me laissa rentrer chez moi. Plus tard, Dubois m’a relaté la fin des procédures. Il y avait eu des discussions diverses avec le Consulat des États-Unis. Après des allers-retours pour procurer des passeports et autres documents, les étudiants et leur professeur ont pu monter dans le car pour Paris à six heures, comme prévu. Mon ami, espiègle, me dit que j’étais le plus fautif du lot : le groupe n’avait commis que le délit d’escalader un bâtiment privé, tandis que j’avais perpétré une atteinte contre la personne, qui pourrait être requalifiée en crime.
« Mais c’était un mal pour un bien, non ? La justice peut bien comprendre cela ? »
« Il y a peu de chances que les Américains, pourtant rapides à dégainer les procès, te poursuivent. L’accord exigé par leur consulat — qui est monté jusqu’à la place Beauvau — proscrit toute procédure d’un côté ou de l’autre. Sauf si tu en parles à un journaliste : il est formellement interdit de mettre la presse au courant de l’affaire. »
Il me montra une copie du rapport qu’il avait envoyé à sa hiérarchie.
« Voilà un rapport plein de non-dits, » lui dis-je, après l’avoir parcouru.
« L’esprit de la loi s’écrit parfois en encre sympathique, » me dit-il avec un de ses sourires charmeurs.
Thomas et sa schtroumpfette poursuivirent une correspondance, et même une relation, mais cela est une autre histoire. Quant à moi, le dénouement fut plutôt disneyen : la société des amateurs de Flaubert m’a octroyé une forte récompense pour avoir sauvé le mural, et cela a complètement couvert les derniers appels de fonds pour les travaux de l’immeuble. Tout compte fait, ce que je retiens de cette histoire c’est son issue pour le professeur Mannchat, digne d’une fable de La Fontaine. Malheureusement pour lui, le client de l’hôtel, qui avait filmé l’épisode depuis son balcon, publia son document sur la plateforme vidéo la plus populaire du web. Sans accroc au protocole signé, des journalistes futés ont remonté la filière et une éruption de billets est parue à l’est et à l’ouest de l’Atlantique. Le professeur a dû faire des excuses larmoyantes et démissionner. Quelques mois plus tard, j’ai trouvé un bel article de sa plume sur Céline, où il commentait le Casse-pipe inédit récemment retrouvé. Je ricane, mais ce n’est pas un rire jaune, c’est un rire qui plane.
© Alphonsus Stewart 2021