Archives de catégorie : Texte court

Deux naufragés

C’était une ville comme une autre, pavée de bonnes intentions, avec ses cercles de pécheurs mignons ou vilains. Ariane était mon ange rebelle. Avec elle, nous rêvions d’aller et venir libres comme les marées, et nous planions au-dessus du dédale des ruelles avec des ailes sur nos cirés. Mais lorsqu’on poursuit un amour défendu, le désir égare plus qu’il ne guide.

Ariane de Crèteville était une blonde aérienne, friande de secrets et de soies, enthousiaste en rafales. Elle habitait le Trouville bourgeois, celle des jardins clos au-dessus des maisons de pêcheurs, et préparait une thèse sur Cnossos. Se sentant enfermée, elle aspirait à survoler les toits d’ardoises, sauter la barrière du Casino et traverser le liséré de nuages roses cousu sur le Cotentin. C’était surtout le mur social dressé autour d’elle qu’elle voulait surmonter ; maligne, elle prit le parti de creuser en dessous.

J’avais quitté le métier d’instituteur pour donner plus de sens à ma vie, c’était ma chute de jeunesse. Je vivais alors de petits boulots : chantiers, chalutiers, ou marchés. J’ai rencontré Ariane au Suroît. Les Crèteville dînaient à la grande table du fond, et de mon poste de plongeur dans la cuisine j’entendais leur conversation. Ariane cherchait à compléter une citation de Phèdre. Par hasard, nous sortions tous les deux pour fumer, et je lui récitai la suite : « Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage. » Ma blouse déboutonnée, mes yeux gris-bleu et le vers de Racine au Calvados lui plurent. Elle m’a donné rendez-vous pour « une infusion de Racine » le lendemain au Chatham. Suivant le déroulement classique, après plusieurs entrevues discrètes, nous préférions les tisanes dans ma petite chambre au 5e étage.

Les amoureux inventent des codes complices. Pour confondre ses chaperons, et voiler les regards importuns, Ariane portait du blanc quand je pouvais l’aborder, et du noir quand il était trop risqué d’être vus ensemble. Dommage, le noir lui seyait à merveille. Nous nous sommes vus pendant six mois, nos cœurs s’enlaçaient, nos langues se déliaient à tour de rôle puis se faisaient taire l’une l’autre. Elle avait à cœur de m’être agréable, mais me donnait du fil à retordre, parce qu’elle était imprévisible comme le temps au printemps. Je la voyais trois soirs de suite puis je traversais un désert de quinze jours, pendant lequel je l’apercevais dans toutes les nuances du noir.

Régina était Normande d’avant les Normands, issue de paysans qui se hissait à chaque entre-guerre : les boulangers devenus restaurateurs, les bouviers devenus crêpiers-glaciers, les épiciers devenus agents immobiliers. Ces gens-là avaient le cœur sur la main, mais gardaient la main dans la poche. Les aînés reprenaient l’affaire, les cadets partaient pour Paris, une ville pas comme les autres ; quant aux filles, elles servaient, encaissaient et élevaient la relève, ce que Régina refusait de faire. Elle était la vilaine petite canne de la mare familiale. Elle cultivait une voix rauque et forte, mais sa vraie voix était aussi douce que son cœur, qu’elle entourait de fil barbelé. Pour fuir les avances houblonnées, elle s’occupait de l’église, un compromis que sa famille acceptait. C’était surtout pour se soustraire des regards et mener sa barque tranquillement. Elle m’intriguait parce que je la devinais résolue, mais je ne savais pas ce qu’elle voulait dans la vie, au-delà d’extorquer des dons pour une tombola ou d’embrigader des quasi-fidèles pour une procession.

Régina aimait Ariane depuis les bancs du lycée Saint-Joseph. Elle comprit qu’Ariane s’encanaillait avec moi, et décida de prendre le taureau par les cornes avant que notre idylle n’aille plus loin. N’ayant aucune chance de séduire Ariane par la culture, par l’esprit ou par la frime, elle séduirait Ariane par les caresses. Régina fréquentait l’église comme un asile, Ariane par éducation ; je ne sais toujours pas comment elle découvrit notre code, mais elle interceptait Ariane les jours du noir. D’abord, Régina lui proposa de s’occuper des fleurs de l’autel ; par cette familiarité, elle découvrit son penchant pour les tissus fins et alors lui procurait des coupons les plus délicats. Un jour, elle lui proposa de recevoir chez elle les colis de dessous chics qu’Ariane n’osait pas commander ; ce fut ensuite les plus aimables des séances d’essai. Enfin, au bout de quelques soirées habillées-déshabillées entre elles, frous-frous et fous rires, et les douces caresses se dévêtirent de leur innocence. Ariane frémissait du désir d’explorer cette nouvelle allée qui s’ouvrait dans le labyrinthe de son cœur. Un jour, las de guetter le noir ou le blanc, je trouvai une excuse pour sonner à la porte des Crêteville. Ariane était « partie en voyage, injoignable, pour une durée indéterminée. » Les commères sur le quai disaient qu’elle s’était enfuie. En écopant la boue des bavardages, je remontai le fil jusqu’à Régina.

Notre-Dame-du-Bon-Secours était encore en service à l’époque, avec sa vespasienne bien secourable à l’extérieur. Jeune, j’y vidais la vessie avant de remplir l’âme et croyait qu’elles étaient des vases communicants. Église et urinoir sont désormais voués aux oubliettes, comme Clochemerle.

Régina était assise dans le confessionnal, sa niche dans son abri, et elle lisait une revue pas très catholique.

« Sais-tu où est Ariane de Crèteville ? »

Elle fit semblant de m’ignorer, et je lui arrachai le journal des mains.

« On te prête une amitié particulière avec Ariane. » 

« Fous-moi la paix. On ne me prête rien, on me donne librement. Rends-moi mon journal. »

« Je m’en moque de ce que tu caches. Où est Ariane ? »

Régina se leva et me fit face avec du cran, ses yeux noirs saillants sous son front baissé.

« Si je le savais, je ne te le dirais pas. »

Son attitude me fit dresser les cheveux sur la nuque.

« Peau de vache ! Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas. »

Elle me considérait froidement comme pour chercher le point de l’estocade.

« Toi, tu n’es qu’un déclassé tombé sur le cul. Personne ne veut de toi. Maintenant, dégage ! »

« Je te rendrai la monnaie de ta pièce ! »

« Je ne t’ai rien fait. Mais si tu me cherches, tu le regretteras. »

J’allais déchirer son magazine louche, mais j’ai vu qu’il était ouvert sur la page de petites annonces et un ange obscur m’a retenu la main. Je le lui ai jeté à la figure et j’ai quitté l’église. Que pouvais-je faire ? La dénoncer au prêtre, lacérer les pneus de sa voiture, taguer une insulte sur sa boîte à lettres, revenir sur mes pas et lui donner une bonne claque ? Ces envies de vengeance m’ont quitté en quelques jours, chassées par la honte. Régina aussi a quitté la ville, chassée par un tout autre désarroi. Mais cela, je ne l’ai su que plus tard.

Pendant plusieurs mois, mon horizon restait vide comme le ciel. Peu à peu, le train de Saint-Lazare ramenait des récits, crédibles ou mythonné : Régina et Ariane bras dessus, bras dessous dans les couloirs du métro, ou au théâtre, l’une en noir et l’autre en blanc. On les aurait vues dans une gargote grecque près de Notre-Dame, où elles cassaient des assiettes avec une férocité intimidante. Vint l’heure où je devais cesser de me torturer, et boucher mes oreilles aux vigies qui rentraient de Paris. Je n’avais été qu’une passade, un port d’étape dans un périple dont je n’étais pas le héros. Me souvenant d’un alexandrin de l’aède, Le cœur aussi se peut conduire par aphorismes, j’ai compris que je me prenais la tête pour rien.

Un jour de novembre, j’ai vu Régina sortir de Bon-Secours et prendre la rue de Paris vers la plage. Je l’ai suivie, rempli d’intentions inconciliables, la cruauté côtoyant une curiosité clémente. Elle avançait lentement, tête baissée, les yeux rivés sur les planches, courbée comme un buffle bossu, et puis elle s’est assise sur un des bancs bleus baptisés. Je me suis posé à côté d’elle, paré pour une de ses charges féroces, mais toujours indécis quant à mon offensive. Elle me jeta un regard vide et nous restions longtemps dans un silence glacial, tournés vers la mer que nos pensées voilaient.

« Tu es revenue ? »

Silence.

« Et elle ? »

Soupir.

Une pensée charitable s’échappa de toutes celles qui trépignaient dans ma tête. « Que vas-tu faire ? »

Soupir encore, mais levée de sourcils. Lentement le masque remonta sur ses traits.

« Qu’est-ce que tu en as à foutre, toi ? »

« Je te le demande, c’est tout. »

Elle haussa les épaules et le masque baissa pour de bon, découvrant une expression à-quoi-bon ?

« Je ne sais pas, dit-elle d’une voix atone. Mes parents veulent que je reprenne un troquet. Mais je n’en ai pas la force. »

Un raz-de-marée m’inonda, à la fois de pitié pour elle et de compassion pour nous deux naufragés. Je me suis entendu dire : « Je t’aiderai. »

© Alphonsus Stewart 2023

Journée d’un déconfiné

Je boirais la Touques si elle avait un goulot, voilà ce que l’on dit de moi. Ou plutôt, ce que l’on disait : trois semaines sans une goutte, c’était ma plus grande sécheresse du foie. J’avais arrêté de boire pour de bon. Grâce au confinement ? Mouais. J’aurais pu rejoindre les gars de la gare, avec des packs de bière mexicaine et du kirsch de cuisine, mais non : cette fois j’allais vraiment m’en sortir. Je m’en sors : respectons la grammaire ; arrêter de boire ne se vit qu’au présent. Cela se conjuguerait ainsi : « après six semaines de fermeture, le troquet ouvre la semaine dernière. Hier, je passe devant deux fois. » Indigne d’un ancien instituteur, cette phrase n’est ni correcte ni juste. En vérité, j’évitais le boulevard pour ne pas tenter le diable. Combien de paies avais-je allongées sur le comptoir de Régina ? J’étais résolu à ne pas y laisser ma retraite, et de toute façon, j’avais déjà commencé à réduire.

Ce matin-là, j’avais passé deux heures à haleter sur Marguerite Duras : une personne par banc, ainsi que l’avait décidé la municipalité. Deux plombes, sans pouvoir me remplir les poumons du bon air iodé. J’avais eu le courage de renoncer à l’alcool, mais les clopes, c’était une autre histoire. Les confineurs de Paris étaient convenus de laisser les tabacs ouverts ; s’ils avaient fermé, aurais-je profité de l’occasion pour me sevrer de la nicotine, aussi ? Deux divorces au même moment, cela aurait été au-dessus de mes forces. Pourtant, ce n’est pas la volonté qui me manque, quels que soient mes autres défauts. J’avais dans ma classe de CM2 une vraie tête de bois, Emmanuel Dubois le bien-nommé, et je voulais lui donner de quoi dépasser son horizon social. C’était le sens de ma vocation. Un jour, excédé par les devoirs et par mon entraînement zélé, il m’a demandé : « À quoi ça sert, tout ce que vous me gavez ? » Pendant des semaines je cherchais une réponse juste. Ne l’ayant pas trouvée, j’ai pris une année sabbatique pour faire mon enquête. Une quête de sens, au fond. J’ai fait vendeur au marché, aide-maçon, plongeur de moulerie et marin pêcheur : quatre des cases dans lesquelles on allait sûrement confiner le petit Dubois. 

Je n’ai jamais repris mon poste. « Un instituteur ne pourrait pas faire pêcheur, » m’avait-on averti. Pendant mes années sur le chalutier, l’avertissement devint injonction : « un instit ne devrait pas faire ça. » Après quinze ans de mer, lorsque le sonar et le sondeur prirent la place de Dieu, mes os étaient perclus de rhumatismes, et la désapprobation générale s’est mutée en pronostic avéré : « On te l’avait dit, Prof. » C’est ainsi qu’ils m’appelaient. Je devins alors un solitaire de plus dans cette ville prospère, pour qui je n’étais qu’une énigme résolue. Hélas, je n’étais pas encore au bout de mes peines : il m’avait fallu des années d’escarmouches avec l’administration pour faire reconnaître ma maladie professionnelle ; je ne rentrais jamais dans les bonnes cases. J’ai fini ma carrière en cuisine, de plongeur promu à maître ès moules. Et grâce à ma ténacité, j’étais parvenu maintenant à couronner le tout : arrêter la bibine, définitivement ; c’était ma fierté retrouvée, ma fête des maquereaux à moi, mon propre monument aux péris.

Pour mes camarades noyés, je fis le signe de la croix, puis je me suis levé péniblement. Dieu sait que je ne me laisse pas impressionner, mais une lame de vraie panique m’engloutit lorsque je suis retombé lourdement sur le dur bois bleu de Marguerite. Avec un grand effort, je me suis remis debout et je remarquai que je transpirais profusément. Ma première pensée affolée fut d’un éventuel AVC : je bougeai les pieds et les mains, je fis des grimaces et j’articulai exagérément mon adresse et mon numéro de sécu. Deux vacanciers pressèrent le pas devant moi sur les planches, m’épiant de l’orée du regard. Une fois convaincu d’avoir le contrôle de tous mes membres, j’égrenai mes hypothèses : il faisait trop chaud, j’avais dû consentir un trop grand effort pour me lever, mes hormones s’adaptaient encore au manque d’alcool, si ce n’était pas mon microbiote en dégrisement. Un sourire allongea mes lèvres et me donna le signal du départ ; je décidai de rentrer chez moi pour faire une sieste. Oui, j’avais laissé une fortune dans le troquet de Régina, mais Dieu soit loué que j’avais eu l’idée d’acheter cette petite chambre.

Il suffit que j’eusse fait (je vous ai dit que l’on m’appelait « Prof ») les quelques pas ensablés du banc aux planches pour deviner la véritable cause de ma fatigue extrême. Avec la fin du confinement, les locations Airbnb avaient recommencé. Cela faisait trois ans que mes voisins renonçaient à la lutte, les uns après les autres, et à chaque fois leurs chambres étaient rachetées pour en faire des nids d’amour en « location de courte durée ». Chaque nuit, des couples en tout genre coïtaient dans les petites heures du matin. Non pas qu’ils fussent singulièrement bruyants ni, en toute franchise, particulièrement ardents, mais nos vieux immeubles ont des cloisons fines comme des clinfocs. Ainsi, j’avais pris l’habitude de sortir me balader entre minuit et deux heures. Voilà : c’était le manque de sommeil qui m’avait exténué. Il fallait que je dorme jusqu’au dîner et puis, après avoir bouquiné un peu, que je ressorte de nouveau cette nuit. Puisque sourire me faisait avancer, je me dis « En avant, bourrique, ton jockey ne regarde pas vers l’arrière. »

Après minuit sur les quais, je croisais généralement le fantôme de l’opéra, les serveurs éreintés et les cinéphiles cynophiles. Il m’était aussi arrivé, voyant que Régina n’avait pas fini son ménage, de lui donner un coup de main avec les tables, et alors on partageait un café et j’avais l’illusion d’appartenir à un lieu. Mais le confinement avait supprimé le tintouin et m’avait rendu le sommeil, et donc ôté l’obligation de me promener. De plus, avec mon régime sec j’avais retrouvé le goût de la lecture. Ce printemps, Et leurs enfants après eux m’avait ému : encore une histoire de petites têtes de bois. N’en étais-je pas une moi-même ? En route pour ma chambre ce jour-là, je ne voyais sur les quais que des Parisiens qui avaient bravé la limite des cent kilomètres. Ils étaient accueillis à Trouville comme les truites de mer en mai. La plupart étaient jeunes, sans enfants, et probablement « en télétravail » : quelques coups de fil, un œil constant sur leurs smartphones, deux ou trois réponses entre les moules et les gaufres, et puis encore entre les gaufres et les huîtres.

Ma fatigue était telle que je pensais piquer un somme sur un banc près de Flaubert et ses pigeons critiques, et j’allais m’asseoir lorsque le banquier m’accosta. On l’appelle ainsi parce qu’il dort sous le porche du Crédit Agricole.

« Ohé, Prof, as-tu ton flacon de gnole ? me demanda-t-il.

— Non, lui répondis-je, et je n’en aurai plus jamais. J’ai arrêté de picoler. Va chercher du liquide à ta banque ! »

Je savais situer mon discours, et mes traits d’humour, à son niveau. Je me suis assis et il vint se placer debout devant moi, partagé entre une rage spontanée et une méfiance apprise.

« Tu peux te moquer, bourgeois, avec ton loft sur le quai. Je suis très bien dans mon gîte plain pied, il ne manque que les chiottes aboyeurs. File-moi de quoi acheter une canette.

— Va-t’en, banquier.

— Tiens, t’es ’soufflé, on dirait. T’es malade ? T’es en train de crever, enfin ? Si t’as pas la force de mettre les mains dans tes fouilles, je vais le faire.

— Fous-moi la paix. Laisse ça ! Oh ! Oh ! On ne détrousse pas les potes !

— Un billet de dix, tu ne voulais pas partager, espèce de rat. Les potes, c’est ’mordial. Mais tu ne fais plus partie de la bande. »

Voyant que je n’avais pas la force de l’empêcher, il en profita pour visiter toutes mes poches. En plus de mon argent pour les courses de la semaine, il sortit mon paquet de cigarettes.

« Si tu ne me rends pas mon billet, lui dis-je dans un grognement fatigué, tu vas dormir dans le lit de la Touques. Demain soir j’irai mieux, et je sais où te trouver. T’es mort, banquier.

— Oh, ça va ! Je te les rendrai, tes sous. Tiens, je ne prends qu’une seule clope. »

Conscient du risque qu’il courait, car il m’avait fallu le corriger plus d’une fois, il remit le paquet dans ma poche et s’éloigna.

« T’es mort, banquier !

— Ton fric est en s’curité avec le Crédit ’gricole ! Salut, Prof. »

La colère me fournit la force d’avancer sur le quai. Je passai devant l’ancienne banque devenue bibliothèque : là aussi, il faut payer pour emprunter, mais on en tire des richesses incommensurables. Après seulement une cinquantaine de pas, j’avais la tête qui tournait en tortil et je dus encore me reposer. Ce ne pouvait pas être la faim, j’avais bien déjeuné — pour la dernière fois cette semaine, probablement, parce que je n’aurais plus un rond jusqu’au samedi suivant. « Quelle est cette langueur ? me demandai-je, je ne me souviens pas d’une fatigue pareille. » J’eus alors l’idée d’emprunter un billet à Régina. Elle ne pouvait pas me le refuser. Le confinement lui aurait laissé un sacré trou dans la caisse, mais c’était une femme prudente, qui avait dû prévoir les mauvais jours : une Normande, quoi. Je l’imaginai ravie de rouvrir ; elle me verrait venir, et tout de suite elle verserait une lampée de mon pastis préféré, qu’elle poserait devant mon tabouret habituel. Comment trouverais-je le courage de résister ? Puisque je devais traverser le boulevard pour rentrer chez moi, il m’était facile de faire un crochet par le troquet. Lorsque je suis passé devant la mairie, j’ai formulé l’opinion que le gouvernement des hommes était enfin devenu aussi incompréhensible que les voies de Dieu. En effet, il nous avait fait voter en mars, puis il avait suspendu nos candidates dans un étale prolongé sans marée annoncée — figées dans une attente jupitérienne comme Marie et Élisabeth sur le mur du Bon Secours.

J’avançai, lent et flageolant, jusqu’aux tables du troquet, bien espacées sur le trottoir suivant le règlement et sur la route suivant le décret.

« Tu sais bien que j’ai comme règle de ne jamais prêter, me répondit-elle. Tu m’as vu tant et tant de fois refuser. Pourquoi viens-tu me demander ça ?

— C’est exceptionnel, et tu me connais bien, tu peux bien faire ça pour moi.

— C’est ce qu’ils disent tous. Dis-moi, tu n’aurais pas un coup dans le nez, toi ? Tu t’es mis à chopiner tout seul pendant le confinement ?

— J’ai justement cessé de boire. J’ai besoin de dix euros pour faire mes courses pour la semaine.

— Écoute, Georges, j’ai réfléchi pendant le confinement et je vais tourner la page : j’ai décidé de devenir un bar à tapas, avec de la musique, des événements et tout… Ce sera des tapas normandes, à base de crêpes et fruits de mer et tout. N’as-tu pas remarqué tous les changements ici ? Les meubles style récup’, la déco cool ? Ça m’a coûté un pognon de dingue ! Le monde change et je dois m’adapter. Après, ce ne sera plus comme avant.

— Je te félicite, » lui dis-je, et j’attendis. Je ne voyais que ses yeux au-dessus de son masque, et ils étaient devenus durs comme des billes de verre.

« Tu ne comprends toujours pas ? Je change de clientèle. Va trouver un vieux bar de marins, avec de vieux tabourets et de vieilles photos de bateaux et tout. Ici n’est plus pour toi.

— Peux-tu me prêter cinq euros, Régina ?

— Va-t’en, Georges. Je ne peux plus t’aider. »

Arrivé dans mon immeuble, je me devais d’essayer de gravir les cinq étages jusqu’à chez moi. J’interrogeais les marches, muettes et intraitables, lorsque la propriétaire des Airbnb pénétra dans l’entrée avec ses clients. Toute à son discours commercial, elle fit semblant de ne pas me reconnaître et monta l’escalier devant moi. La trentaine pimpante, elle est diserte, charmeuse et même convaincante aux assemblées générales de copropriété. Elle s’est fait facilement élire au Conseil Syndical et ensuite a fait poser des tuyaux partout. Mais notre vieux bâtiment a été construit pour une communauté en confinement solidaire : comme les marins qui vivaient pendant un mois sur un chalutier, les voisins réglaient leurs problèmes par la discussion. La propriétaire des Airbnb ne discute pas dans le couloir : elle a trouvé une mine d’or et elle entend l’exploiter à fond ; de même, ses clients paient pour être seuls au monde. Avant Noël, Mme Catherine du troisième gauche est partie, sa santé minée par le tapage, et Mme Levavasseur du quatrième aussi. La businesswoman a racheté leurs chambres aussi, et de nouveau il fallait entamer des travaux « d’utilité générale » pour le confort de ses clients. Ce n’est pas seulement chez nous que cela se passait ainsi : Airbnb est un virus très contagieux et Trouville l’avait attrapé.

Sans trop d’espoir, je me suis hissé sur la première marche. Mes mains glissaient sur la rampe : je transpirais désormais par chaque pore de mon corps. Assis sur la deuxième marche en attendant la force de poursuivre, j’ai fait le calcul de la durée de mon ascension de cinq étages, à treize marches par palier, au rythme de cinq minutes par marche. À ce moment-là la businesswoman redescendit, toute légère et affairée. 

« Vous ne pouvez pas rester là, Monsieur Blum, dit-elle. Mes locataires vont remonter avec leurs bagages et vous… ils risquent de vous gêner.

— Je vais monter chez moi.

— Voulez-vous que je vous aide ? 

— Je dois me reposer. » Je ne pouvais parler qu’en phrases courtes.

« Si vous êtes souffrant, vous pouvez consulter à la Maison Médicale. Rue CréActeurs, vous la connaissez ? Il y a toujours quelqu’un pour vous recevoir.

— Je ne suis pas malade. Je suis fatigué. »

Elle s’écarta soudain, alarmée, et sortit un flacon de gel hydroalcoolique, dont elle se frotta les mains.

« Vous êtes malade, Monsieur Blum. Voulez-vous que j’appelle le SAMU ?

— Effectivement, je me sens fiévreux. Je vais aller consulter. »

Elle avait raison. D’ailleurs, elle était la seule personne qui m’avait proposé de l’aide. Que la vie est mal faite ! Même les profiteurs sont gentils. Je descendis de la première marche, triste podium, et la remerciai pour sa prévenance. Puis je mis cap sur la Maison Médicale, juste derrière la gare, pour me montrer à nos héros acclamés.

C’est ainsi que je me retrouvai dehors à marcher lentement en direction de la gare, plié en deux comme l’indomptable Ginette, à l’esprit inconfinable. Au loin, je remarquai le vendeur de roses avec son grand seau blanc, masqué et prêt à visiter chaque tablée de la ville. Sans son sourire charmeur, comment vendrait-il ses fleurs ? Il n’a probablement pas eu droit au chômage partiel. Brave peuple de Trouville ! La Covid-19 aura sacré la reine des plages avec une nouvelle couronne, mais une couronne d’épines. En tout cas, la businesswoman m’avait mis le nez dedans et je ne pouvais plus me le cacher : fièvre, oppression, mal à respirer… j’avais le SARS-CoV-2 en locataire indésirable. J’ai hésité : si je n’avais pas la force de me traîner jusqu’à la Maison Médicale, devrais-je demander à quelqu’un de m’appeler le SAMU ? Je n’avais plus de portable. Mais — la bonne blague ! Demander à qui ? J’eus un petit rire jaune ; sur mon visage qui devenait bleu par manque d’air, cela devait faire joli, avec mon diadème de perles de sueur. Toute ma vie, cette interrogation s’est transformée en affirmation, sinon en impératif : pour moi, « aurai-je la force ? » veut dire « j’aurai la force ».

J’ai retraversé le boulevard et j’ai marché le long du quai, m’asseyant de temps à autre sur la rambarde en bois. Phénomène insolite : le fait de savoir ce que l’on a, d’y mettre un nom, apporte un espoir qui donne de l’énergie. Je goûtai à la satisfaction d’aller l’amble à un kilomètre par heure. Sur le trottoir en face, un goéland argenté se déconfina sur une Parisienne friquée : rien que de la routine, à Trouville-sans-maire. Mais je ne riais plus de mes sottises : j’avais peur. Tout ce que l’on racontait de la Covid-19 m’envahissait ; les images de respirateur me remplirent la tête et obstruèrent la mécanique de ma volonté, au point que la petite montée du parking, juste avant le pont des Belges, m’épouvantait. Tatillon comme un crabe, je comptai soixante-dix pas entre mes deux seuls amis du moment : la dernière rambarde en bois et le muret de granit sur la Touques. Je me motivais en me disant qu’une fois arrivé en haut, c’était tout plat comme le Prix Morny. Ensuite, au bout du Pont des Belges, je serais à mi-chemin. Pourquoi ne l’appelait-on pas le Pont des Irlandais, d’ailleurs ?

Il y a un banc de l’autre côté de la chaussée, à la dent creuse du quai Kennedy, et ce fut le but de mon étape suivante. Sans feux sur le pont, on n’est jamais sûr que les touristes donnent la priorité aux piétons. Il y en a toujours un plus pressé que les autres. Comme je n’arrivais pas à avancer, un automobiliste immatriculé 78 devait penser que je ralentissais exprès, alors il klaxonna. Ce doux bruit de klaxon nous avait manqué pendant le calme carême du confinement. Sous un regard yvelinois hostile, j’ai enfin atteint le trottoir et me suis affalé sur le banc, complètement essoufflé.

« Oh, le prof ! File-moi tes clopes ! »

C’était encore le banquier, mais cette fois il était bien éméché. Profitant de nouveau de ma faiblesse, il s’assit à côté de moi, fouilla dans ma veste, et prit mon paquet de cigarettes. Il en alluma une et me proposa une bouffée, que j’ai refusée. Offensé, il enfonça la clope dans ma bouche, ce qui me provoqua une quinte de toux.

« Arrête tes conneries, » cria-t-il en m’assenant une grande claque dans le dos. Le confi’ment t’a débarrassé de tous les vices ? »

La quinte reprit de si belle que je crus ne plus jamais retrouver l’haleine. Dégoûté par la plainte de mes bronches, le banquier entonna La chanson de la pomme : « Amis, soyons des hommes, tous à la fois… » ; de chaque côté du carrefour, tous les masques passants se tournèrent vers lui, ce qui l’encouragea à aller jusqu’au bout de la sérénade. Puisque personne ne l’avait bissé, il me décocha un méchant coup de coude dans les côtes.

« Tu sais pas chanter non plus, Prof ? T’es plus bon à rien. Je vais te foutre à la Touques ! Tu n’as qu’à la boire ! »

Il commença effectivement à me tirer du banc ; je n’ai offert d’autre résistance que mes soixante-cinq kilos sans un souffle, qui étaient trop pour ses efforts désarticulés. Je m’attendais à l’arrivée de la maréchaussée, mais pas aussi rapidement — décidément : après, ce ne sera plus comme avant. Lorsque l’équipe de policiers est descendue de voiture et s’est approchée de nous, le banquier se mit debout et tint un raisonnable équilibre.

« Salut les condés ! C’est le prof, il est saoul comme un cochon et j’essaie de le calmer.

— Vous ne pouvez pas rester ici : circulez. »

J’étais incapable de bouger, mais le banquier tituba en direction du pont. L’agent me bouscula et tenta de me lever.

« Je vous ai dit : circulez ! » Son collègue tenta à son tour de me mettre debout.

« Rentrez chez vous, Monsieur, sinon je serais obligé de vous embarquer. »

Je devais être littéralement gris ; leurs tentatives malheureuses de me soulever me firent glisser du banc et j’ai mis un genou à terre. Dans un souffle rauque qui m’a coûté mes dernières forces, je leur dis : « Je ne peux plus respirer. » Évidemment, ils pensaient que je me moquais de la police, que je leur faisais une blague à l’américaine.

« Ça suffit, maintenant. Trouble à l’ordre public, ivresse publique et manifeste, outrage à dépositaire de l’autorité ! Si vous ne vous partez pas immédiatement, vous allez passer un mauvais quart d’heure au poste. »

Une vive douleur me plongea dans la terreur ; j’ai vraiment cru que l’on m’avait poignardé dans le dos, et je me suis effondré complètement par terre. Les agents fouillèrent mes poches très visitées pour mes papiers d’identité, puis sollicitèrent les instructions du chef d’équipe, qui était resté dans la voiture.

« Chef, c’est un résident, IPM, refus d’obtempérer, et il se moque de nous. »

Tout d’un coup, un visage s’approcha du mien : les yeux et le front m’étaient vaguement familiers, le reste enfoui dans le cerceau d’un masque bleu marine. J’aperçus le galon jaune et rouge d’un brigadier-chef.

« Monsieur Blum, vous souvenez-vous de moi ? Emmanuel Dubois, en CM2. »

« Cet homme ne sent pas l’alcool, cria-t-il à ses hommes. Il est en détresse respiratoire. Il faut l’hospitaliser d’urgence. » Ensuite il me parla de nouveau, tout bas et très près de mon visage malgré le risque réel de contagion. « Monsieur Blum, c’est grâce à vous que j’ai eu mon brevet. Vous étiez le meilleur prof de la ville. »

Mes forces partaient comme la marée et je ne pus qu’esquisser un faible sourire en guise de reconnaissance. Je ne me souviens plus très bien de la suite des événements, je devais être dans un semi-coma. C’est seulement lorsque j’entendis la sirène des pompiers que je compris que l’on me portait enfin secours. C’était ma tête de bois, Emmanuel le bien-nommé, mon sauveur. Avant de fermer les yeux, j’aperçus la Touques élargie et sereine, couronnée des lumières du soir, qui avançait gracieusement vers la mer.

Alphonsus Stewart © 2020

Cancel Flaubert

Juin 2021

Au petit matin, les goélands ricanaient de leurs blagues grasses de la veille au large. Ça ne m’empêchait de dormir, pas plus que le pépiement dans la chambre voisine. L’angoisse me chipait mon sommeil : je n’avais pas l’argent pour les charges de la copropriété. Mais même avec mes économies, c’était une histoire de baignoire qui fuit : neuf cents euros de pension, huit cents euros de dépenses et impôts, cent cinquante euros de charges, mille euros sur un livret A ; combien de mois avant l’endettement ?

Dans mon vieil immeuble sur le quai, une jeune entrepreneuse rachetait chambre après chambre pour les louer sur GourbiNB ou autre piaule-point-com. Majoritaire dans la copropriété, elle imposait de gros travaux de réfection dans les parties communes, pour le confort de ses clients migrateurs. Chaque trimestre arrivait un appel de fonds affolant. Je n’ai rien contre le commerce, mais son moteur est « toujours plus » et il n’a pas de frein interne. Autant faire un procès contre le diable à une cour de l’enfer.

C’était l’été du deuxième déconfinement, avant le déferlement du variant delta. À Trouville on commémorait Flaubert, les touristes aux mentons masqués ressuscitaient la vie d’avant, et moi je rabâchais mes ennuis. On est tenté d’attribuer ses malheurs à ses erreurs ; quelques remords, pourtant blanchis, me suivaient comme des oiseaux au sillon d’un chalutier : celle que j’avais laissée tomber, celui que je n’avais pas aidé, tous les petits égoïsmes d’une vie. Mais que pèseront de petits écarts dans la balance d’une longue vie droite ?

Un matin, j’ai croisé un groupe de jeunes dans l’escalier. Encore un enterrement de vie de garçon ou de jeune fille, me suis-je dit, c’est-à-dire une noyade dans l’alcool. Mais c’était un groupe mixte, deux garçons et six filles. Ils m’ont fait un chœur de bonndjourre, et hissaient dans l’étroite cage d’escalier leurs valises prévues pour des ascenseurs. Curieux, j’ai attendu sur un palier : effectivement, une paire allait se nicher au cinquième étage à côté de ma chambre. Arrivé en bas, je suis tombé sur une livraison de matériel dans l’entrée, et alors mon angoisse s’est réveillée avec la colère aux trousses. J’inspectai la marchandise : peinture d’intérieur blanche, rouleaux, gants et même une drôle d’échelle pliable, colorée comme un jouet. Je n’avais pas de souvenir d’un vote pour de nouveaux travaux de peinture. La néo-rentière oserait-elle passer outre les assemblées générales, comme une formalité inutile ? Pourtant, tout l’intérieur était impeccable, à part quelques traces de valises. L’artisan a eu le culot de commander ce gadget d’échelle télescopique aux frais de son client ; celui-là ne serait pas gêné pour salir la facture. Ça voulait dire une nouvelle augmentation des charges. De guerre lasse, j’ai donné un pathétique coup de pied au matériel. Sur le quai, les goélands gloussaient.

Il faisait beau. Le ciel bleu hébergeait quelques flâneurs moutonneux, et par sympathie mes nuages personnels devenaient moins gris. Pour me rasséréner, j’ai fait crisser les coquillages de l’estran jusqu’aux Roches Noires, avant d’aller avaler quelques bandes dessinées à la bibliothèque. Ah, Peyo, Franquin, Goscinny — les meilleurs médicaments du moral ! Le groupe de jeunes, portant livres et cahiers, passa devant moi et entra à l’hôtel Mercure ; leurs accents indiquaient sans aucun doute une provenance états-unienne.

Si GourbiNB a un bon côté, c’est le grand calme de l’après-midi, et j’ai pu faire une sieste, en arrhes sur le sommeil nocturne. Les Américains sont rentrés étonnamment tôt : pas de Trouville-by-night pour ces étudiants rangés, sans de quoi enterrer. J’assiste malgré moi aux occupations de mes voisins à travers les cloisons fatiguées ; j’ai vite compris que les deux jeunes femmes préparaient des exposés pour un séminaire littéraire. Je me figurais que des étudiants sérieux ne gêneraient pas mon sommeil, mais c’était sans compter trois campagnes de chasse aux moustiques. J’allais me mettre au lit lorsque j’entendis leurs cris — « There he is », « sonofabitch » — et le bruit de baskets écrasées sur la cloison. Une demi-heure plus tard, de soudains hurlements me provoquèrent des sursauts de myocarde dont les étudiantes n’avaient aucune conscience. Des coups de chaussures contre les insectes vampires faisaient trembler mon tableau de Paolo et Francesca en enfer, que j’ai vite décroché. On a sonné l’ultime hallali vers deux heures du matin ; bim-bam-boum, les chasseuses avaient enfin réussi à Niker les moustiques.

Si « les emmerdements se déplacent en escadrilles », comme le disait l’autre, les volées d’anges gardiens sont moins fréquentes, et pourtant j’en ai croisé une. En tête de peloton il y avait Régina, la complice de mes errances d’antan. Elle s’en sortait bien depuis la réouverture et je la complimentais sur son bistrot, qu’elle avait transformé en bar à tapas à la mode. Toujours franche, elle m’a tout de suite questionné sur ma mine cafardeuse. Je lui expliquai les ravalements, ardoisages et autres travaux de peinture que je devais payer.

« La gamine veut faire un palace d’une vieille maison de pêcheur. Elle doit déduire les frais de ses impôts, mais moi, dans deux ans, je devrai m’endetter. »

Elle leva un sourcil mais ne dit rien.

« Ne t’inquiète pas, je n’ai pas l’intention de te demander de l’argent. »

« Tu veux un boulot ? » me demanda-t-elle

« Chez toi, sous un rayon de bouteilles, entouré de verres vides qui m’aguichent ? C’est gentil de ta part, mais non, merci. »

« Je ne te supporterais pas, dans mes pattes toute la soirée ! Ce n’est pas ce que j’allais te proposer, bien que je ne trouve même plus un plongeur. C’est à croire que tous les barmans sont devenus des réparateurs de vélo ! Écoute, la Mairie cherche quelqu’un d’urgence. Ce ne serait que quelques jours, remarque. Je t’appelle ce soir pour te dire si le poste est encore libre. »

Plus tard, ce fut mon ancien élève, le brigadier-chef Dubois, qui vola à mon secours : son fils Thomas avait besoin de cours de français. À lui non plus, je n’aurais jamais demandé de l’aide. Le jeune homme avait toujours son air d’Alain Delon, mais avait apprivoisé un peigne depuis notre rencontre sur le train de Paris. Il avait été innocenté dans une affaire de rançongiciel, mais sa fréquentation avec la bande d’escrocs lui collait à la peau dans son école d’informatique. Depuis l’incident il sentait, de la part de l’administration et de certains professeurs, une mise à l’écart dissimulée. Taillé dans le même bois que son père, si je puis dire, ce tort renforçait sa motivation de réussir, et il voulait tenter les concours d’entrée aux instituts plus prestigieux. Son père s’était renseigné sur les tarifs et insistait pour me donner cinquante euros par cours. Avec deux sessions hebdomadaires sur six semaines, je serais délesté de quatre mois de charges !

Thomas avait une culture livresque relativement étendue par rapport au programme. En revanche, son vocabulaire usuel était pauvre et à l’écrit ses constructions tenaient plus de la meulière que de Molière. J’ai proposé des discussions de texte suivies de rédactions itérées, où je ne ferais que souligner ses fautes, auxquelles il devrait trouver lui-même la correction dans une nouvelle version plus élaborée, plusieurs fois de suite jusqu’à la copie impeccable. Le fils Dubois était un bûcheur, et je retrouvais ce vif plaisir de faire progresser un élève motivé. À la deuxième session, Thomas me dit qu’il avait rencontré sur la plage une étudiante étrangère qui voulait des cours de français élémentaire. Il préférait ne pas parler de cette relation à son père, ainsi les cours devaient avoir lieu chez elle, ou chez moi, voire à l’extérieur. « Au même tarif, elle est d’accord, » s’empressa-t-il de rajouter. Troisième coup d’ange.

La tâche pour la Mairie consistait à rafraîchir un grand mural au-dessus des planches, où l’on voit Flaubert s’endormir dans les ailes d’un paisible porte-plume. Le peintre au devis le moins cher avait emporté l’appel d’offres, mais il n’avait toujours pas commencé le travail. Ne sait-on pas à la Mairie que les artisans donnent priorité aux chantiers mieux payés, chez les loueurs à courte durée, par exemple ? Suivez mon regard ! Je ne dis rien, trop heureux d’avoir le vent de Mercure en poupe pour une fois. La municipalité souhaitait vivement rénover le mural avant le début des festivités en l’honneur du grand écrivain. Ils me donnèrent une échelle de sept mètres et la certitude d’une police d’assurance à l’épreuve de toute éventualité. L’échelle avait un système d’arrimage solide sur le toit plat d’un petit bâtiment, auquel j’accédais par une lucarne fermée à clé, en haut d’un escalier. Il n’y avait pas plus de trois jours de travail, mais je me suis tu lorsqu’on me proposa un contrat d’une semaine. Le salaire représentait deux mois de soucis en moins ; ce manque de franchise me tendrait-il des embuscades futures ?

La belle rencontre de Thomas sur la plage était une brunette de vingt ans au nom d’Elisa Flouctau, de Judeeville en Texas. Sa probable extraction française, perdue dans les migrations acadiennes, lui avait légué une beauté remarquable et une certaine curiosité pour notre pays. Elle avait saisi l’occasion du séminaire d’études en Normandie, d’autant plus qu’il portait de précieux crédits académiques. Comme je m’en doutais, il s’agissait de ma voisine de palier. J’ai immédiatement remarqué ses baskets Nike, symbole de ses victoires nocturnes sur les moustiques. Pour mieux l’aider, je feignais ne pas comprendre son anglais. En espagnol francisé, elle m’a fait comprendre qu’elle voulait un vocabulaire quotidien, sans trop de grammaire. Bizarrement, ce n’était pas uniquement du badinage balnéaire qu’elle souhaitait. Une de ses premières questions m’a laissé bouche bée : « Comment dire woke en français ? » Je croyais qu’elle avait des remords pour m’avoir réveillé avec ses campagnes de semelles contre les moustiques, mais que nenni. Devant mon ignorance, elle m’a proposé de consulter le responsable du séminaire. Satisfaite par la première session, elle proposa un rythme de quarante-cinq minutes par jour pendant la semaine qu’elle restait à Trouville. La lumière peut être noire : ces heures non déclarées ont éclairci mon horizon. J’obtenais un sursis de ma ruine d’encore deux mois.

Le Professeur Mannchat avait un excellent français, mais son accent texan me jouait des tours : j’ai capté « Magdalen College », mais pas le nom de la ville, imprononçable en normand. Puisque je m’étais présenté comme professeur de français, il me croyait au fait de tout le paysage de la recherche littéraire.

« Je travaille à présent sur la correspondance de Flaubert, » dit-il en se battant la coulpe, « mais je vous rassure, ma thèse portait sur Céline. »

Il paraît qu’il n’y avait pas de postes de nos jours sur un auteur aussi sulfureux. Personnellement, je crois qu’il n’osait pas postuler. Me sentant entre collègues, je croyais l’amuser par une petite raillerie, en remarquant qu’une université à l’honneur d’une prostituée repentie aurait pu proposer un cours sur le Voyage. [METTRE TOUT DANS UN SEUL PARAGRAPHE ?]

 « Cher confrère, me répondit-il, votre plaisanterie, que je disculpe de la mauvaise foi, est d’un anachronisme incongru. Un métachronisme, pour être exacte. À l’époque où l’on nomma le College, les choses étaient très différentes d’aujourd’hui. »

Quant à woke, Mannchat m’a expliqué le réveil des consciences relatif aux grands noms de la culture consacrée. Il pérorait sur « le refus actuel d’accorder crédit aux œuvres de racistes, d’esclavagistes, de sexistes » et d’autres -istes que je n’ai pas captés, et sur « l’impérative démythification des figures les plus encensées de la tradition universitaire », et cetera, et cetera. Lui-même « s’efforçait de dessiller les yeux de ses étudiants sur les squelettes dans les placards de Flaubert, qui avait écrit des passages inacceptables sur la femme. » Évidemment, je me suis gardé de commettre un nouveau métachronisme incongru.

Un temps beau et chaud souriait sur le flirt de Thomas et d’Elisa ; celui-là faisait des progrès considérables dans ses rédactions, celle-ci nous initiait, chacun à notre tour, au mouvement woke. Son esprit scientifique à lui absorbait rapidement les règles de l’étymologie, et son vocabulaire connaissait un essor fulgurant ; l’oreille musicale à elle lui permettait d’apprendre par cœur un grand nombre d’expressions, qu’elle était probablement incapable de conjuguer, mais qu’elle utilisait à propos grâce à une exceptionnelle intelligence de la situation. Un recours aux manuels de français les plus sérieux — Astérix, Tintin, les Schtroumpfs — diligentait grandement l’apprentissage d’Elisa. Je me suis fait à son accent, et je comprenais de mieux en mieux les conversations de filles dans la chambre à côté, auxquelles j’assistais malgré moi. En général, elles discutaient leurs cours et leurs devoirs. Je compris que Mannchat leur montait la tête avec un féminisme de prêche qu’elles avalaient comme des grisards et régurgitaient comme des pélicans. Parfois, au moment où les goélands se taisaient pour la nuit, leur discours s’enflammait ; elles tramaient à ces moments-là des actions d’éclat, les unes plus farfelues que les autres, à l’instar de tout jeune qui rêve de laisser sa marque sur un coin de terre ou sur un bout de siècle, et pas seulement sur une cloison. À d’autres moments, elles parlaient de Thomas — j’ai failli éclater de rire en apprenant que Thomas la surnommait sa schtroumpfette, sans qu’elle s’indignât du sobriquet — et dans ce cas je m’en allais par scrupule de voyeurisme. Je marchais alors le long des planches, sous un ciel clément avec un doux vent du sud qui ballottait les affiches de Savignac et les pancartes aux aphorismes de Flaubert.

Un soir, après une chasse aux moustiques dont elles tiraient un sentiment d’invincibilité, elles trouvèrent une idée et appelèrent l’ensemble du groupe pour en débattre : déboulonner la statue de Flaubert sur le quai. J’assistai à une discussion détaillée mais délirante, où il était question de câbles et de podcasts, de marteaux et de likes. Malgré mes progrès en texan, je ne cernais pas très bien le rôle du Professeur Mannchat. Celui-ci, au cours du laïus qu’il m’avait servi, s’était vanté d’un décrochage du portrait de la reine dans un collège anglais. Mais en quoi cela lui profiterait-il ? Je devinais bien qu’il souffrait du manque de reconnaissance. Le colloque des comploteurs me troubla ; j’ai fini par trouver le sommeil là où je ne le cherchais pas, c’est-à-dire au moment du réveil, et alors il me semblait indispensable d’avertir Dubois.

« Je ne peux pas agir sur une rumeur, » me dit-il.

« Mais ne peux-tu pas poster une sentinelle, temporairement ? Même un policier municipal ? »

Le brigadier-chef secoua sa tête avec un petit rire-soupir, signifiant que je ne devinais pas la complexité des rouages de la maréchaussée.

« Elles partent dans deux jours. Cela me tire une épine du pied : elles ne prennent pas toutes la pilule, tu sais, ces belles du Bible Belt. Malgré leurs vœux publics et leurs prières, on a vite fait de fauter quand on croise un beau garçon. Ça peut gâcher une vie, une bêtise de jeunesse. »

Averti sans s’ingérer, quel père admirable ! Je me suis rangé à son avis.

Pour notre dernier cours, j’ai parsemé mes exemples d’allusions appuyées à Bâmiyân et au lynchage, tandis qu’Elisa essayait de m’éclairer sur le bashing et le washing ; étrangement, nos deux pistes débouchèrent sur Un schtroumpf pas comme les autres. Elle semblait préoccupée. Son regard s’envolait doucement, à chaque occasion, à travers ma fenêtre vers l’horizon et la mer. Je connais assez du cœur pour comprendre son dilemme. Pourquoi est-on attiré par l’horizon dans les moments de chagrin ? Attendons-nous que le ciel et la terre se referment comme une boîte de musique, ou espérons-nous qu’une image connue resurgisse de cette ligne de rencontre indéfinissable ? J’ai terminé le cours avec des compliments et l’exhortation de poursuivre son apprentissage, tout en me demandant comment Thomas allait vivre la fin de cette idylle. Elle me remercia le plus poliment du monde et je crois qu’un des éclats irisés, que ses cils retenaient, m’était destiné.

Les étudiants ont fait un sacré remue-ménage dans l’immeuble pour leur dernier soir. Ils étaient sans doute stressés par leur départ à six heures le lendemain matin, dans un car que Mannchat avait loué pour les amener à Paris. Malgré leurs nuisances nocturnes, j’étais triste de les voir partir. J’aimais bien la petite, et ces jeunes qui embarquaient dans la vie avaient ce minois qui attendrit ceux qui ont déjà fait la traversée.

 Je ressentais le besoin de parler à quelqu’un. Aller chez Régina me mettrait en danger, et rejoindre la bande de la gare encore plus. Je marchais lentement pour retarder le constat que je n’étais attendu nulle part. Devant le chalet Mozin, mon regard fut happé par la blancheur de celui dont les plus beaux souvenirs furent trouvillais, et j’allai m’asseoir en face de la statue.

« Mon brave Flaubert, gardes-tu des remords sous ta calvitie crottée ? Ou as-tu tout déversé dans ta correspondance, que l’on passe maintenant au peigne fin pour te chercher des poux ? »

Flaubert statua sur mes questions.

« Il eût fallu que tu naquisses à cinquante-six ans, sans jamais avoir écrit une ligne trop intime. C’est ce que te reprochent les talibans de la nouvelle glose. Les auteurs brûlent parfois leurs premières œuvres, mais les cendres restent dans le cœur pour toute la vie. Me comprends-tu, belle forme de pierre ? »

Sous la pleine lune, la forme de pierre réfléchit à la proposition.

« Je crois que tu échapperas à un deuxième déboulonnage, compère Gustave. Ce sont des jeunes, des bleus sans malice, mus mais immobiles. N’exigeons pas qu’ils fussent des vieillards en venant au monde, comme le dit Térence. »

Le monument se dressa, impassible, la copie d’une effigie, insensible à mes emprunts.

« En ce moment, ils trient leurs souvenirs et s’assoient sur leurs valises. Demain seront effacées les traces de leurs exploits sur la cloison. »

La pierre pesa, mais ne se prononça pas. On juge les gens par leurs actes et leurs monuments. J’exposai la pointe de ma pensée.

« En 1941, Hautecœur a fait fondre ton bronze pour le mêler aux canons de la haine, avant de se faire lui-même déboulonner par Goering. On ne lui en a pas tenu rigueur : tout le monde fait des conneries. Il paraît qu’il a fait beaucoup de bien par la suite, ce Hautecœur. As-tu encore des peines, cœur de marbre ? Tu te reprochais ton amour pour les femmes ; à présent, on te reproche de les avoir méprisées. Fais comme moi : mes remords brûlent tel un phare dans la nuit, et je cabote en les contournant ».

La lune et mes lumières ayant éclairé la statue, je décidai de me rendre au chantier du mural. Il faisait doux et je n’avais pas sommeil. Je me figurais qu’en travaillant au frais, sans les regards des curieux, je terminerais avant que le temps ne changeât. Sans un bruit, j’ai pénétré dans l’immeuble et ouvert doucement la lucarne en haut de l’escalier. Bien entendu, il fallait commencer par le haut. On m’avait donné la consigne de rafraîchir les trois nuances de bleu sans toucher aux traits du dessin ; commodément, tout le fond de l’image était d’un seul ton : bleu de France. Pour toute œuvre, la préparation est plus longue que l’exécution ; là, le plus pénible était de manier la lourde échelle et son arrimage de sécurité. Le bâchage du grand homme endormi consomma une bonne partie de mon énergie, et j’avais déjà les bras lourds avant d’ouvrir un pot et préparer la peinture. À vrai dire, je n’avais plus envie de travailler quand j’ai enfin gravi l’échelle.

Le mural s’étendait sur le pignon jusqu’au bandeau sous les tuiles et je devais faire très attention de ne pas colorer celles-ci. Je passais et repassais, m’efforçant de bien couvrir le mur sans faire goutter le rouleau. Sans égard pour mes muscles courbatus, je m’astreignais à des acrobaties délicates pour ne pas devoir déplacer et réarrimer l’échelle à chaque mètre. Sincèrement, je ne les aurais pas osées s’il y avait des passants ; tout seul, dans la nuit, je me permettais de prendre quelques risques. Comme un premier avertissement, lors d’un étirement de trop, mon téléphone portable est tombé de ma poche, faisant un bruit sec sur le toit. Je me figeais comme si j’étais un cambrioleur sur le point d’être découvert, une série de jurons coincée dans la gorge. L’écran de mon téléphone était en poudre et il n’y avait pas moyen de le faire marcher. Toutes les grossièretés retenues sont alors sorties en sourdine, mais n’avaient, hélas, aucun effet sur l’état du téléphone. Si je devais en racheter un, le salaire de ma semaine y passerait, seulement parce que je ne voulais pas bouger cette foutue échelle. Je m’infligeai comme pénitence de toujours déplacer l’échelle désormais, puis je suis remonté. Échelon après échelon, l’espoir montait que je puisse réparer la machine à ce « repair-café » à Touques. Dommage qu’il n’y en a pas pour les cœurs.

Avec les repositionnements fréquents de l’échelle, il m’a fallu une heure pour terminer un bon mètre de hauteur sur toute la largeur du pignon, sans tacher une tuile. Ce résultat m’encourageait et me convainquait que mon iPhone serait ressuscité sans trop de frais. Cependant, la fatigue me gagnait ; je me fixai comme terme la fin d’une nouvelle bande horizontale. Déjà, je m’étirais un peu plus pour réduire les déplacements de l’échelle. Bientôt, une famille de moustiques vint pour faire ma connaissance. Le premier qui zonzonna autour de mon oreille me fit sursauter, me rappelant ma précarité perchée. Mais les bestioles m’agaçaient ; sans m’en rendre vraiment compte, je faisais des gestes abracadabrantesques pour écraser un moustique sans faire goutter mon rouleau. C’est alors que mon pied droit a glissé de l’échelon et je ne devais mon salut qu’à un réflexe de gabier qui s’accroche au mât. J’y reconnus un deuxième avertissement et résolus de ne pas tenter le diable plus loin. « Si je dors ici sur le toit, me dis-je, à cinq heures il fera jour, et j’aurai fait la moitié du pignon avant huit ou neuf heures. Un bon petit-déj’, puis il restera deux heures de travail avant l’arrivée du soleil sur ma nuque. » En dépit de mes mésaventures, cette décision m’a rendu heureux. Oui, heureux ! Rien n’est plus fort que la nature innée d’un être, disait ma mère.

Il suffit qu’un goéland piaille dans son sommeil et toute la colonie réplique, puis l’air s’emplit d’une battologie de cris aigus. Les oiseaux des tempêtes me réveillèrent vers deux heures du matin. Je n’avais plus l’habitude de dormir à la belle étoile, et pour dégourdir mes membres raides je fis le tour du toit plat. C’est alors que j’ai remarqué le petit groupe, marchant silencieusement en file indienne le long de la rue de Paris. Je reconnus Mannchat et Elisa. J’étais d’abord intrigué par l’équipement qu’ils portaient, puis j’ai deviné qu’ils allaient piqueniquer sur la plage pour leur dernière soirée, avec barbecue portatif et glacières bourrées de soda et de saucisses. La pleine lune, la magie de la mer et l’illégalité de leurs agapes devraient épicer leurs hot-dogs ainsi que les récits qu’ils rapporteraient de l’aventure. Mannchat, qui menait la troupe, passa sous un réverbère et fit signe aux jeunes de s’arrêter. Chacun déposa son fardeau pour se masser les épaules ou s’avachir contre un mur. Je distinguai alors nettement l’échelle pliable que le professeur posa par terre. Détail cocasse, tous revêtaient des gants en caoutchouc. Ils allaient donc passer à l’acte !

Par automatisme idiot, j’ai revérifié mon téléphone inutilisable. Que faire ? J’ai pris le parti d’épier le groupe lorsqu’il passerait devant mon perchoir, afin de voir clairement les pieds-de-biche et les cordes. Dubois exigerait de moi un témoignage irréprochable. Ensuite, je les suivrais jusqu’à la statue de Flaubert et je donnerais l’alerte. Non, je me ravisais : je tenterais d’abord de les faire fuir, pour leur laisser une dernière chance de repentir. S’ils s’en allaient, je dirais que je ne les avais pas bien vus. Dubois est fin, mais c’est un homme de plusieurs niveaux, et il comprendrait ma bienveillance.

J’ai reçu un choc lorsque le groupe reprit sa marche. Leur attirail n’était autre que le matériel que l’on avait livré dans l’entrée de mon immeuble : pots, échelle, rouleaux — tout le barda ! De plus, ils s’arrêtèrent devant le bâtiment duquel je les épiais, et le professeur se préparait à grimper jusqu’à une corniche haute de trois mètres, qui se situait à moins de deux mètres en dessous du toit plat. Mes pensées volaient, aussi denses et rapides qu’une murmuration d’étourneaux. Mannchat avait commandé la peinture et l’avait stockée chez les étudiants — la rentière n’y était pour rien. Il avait donc planifié son coup depuis le début. Ils allaient vandaliser le mural de Flaubert !

Mannchat arriva sur la corniche, qui était large de soixante centimètres et courait tout autour du bâtiment. Sa tignasse grisonnante était à trente centimètres sous mon nez et je sentais même l’odeur de sa transpiration. Les deux garçons lui hissèrent les pots de peinture, puis grimpèrent sur la corniche, suivis par toutes les filles. Elisa avait l’honneur de monter en dernière et de remonter leur espèce d’échelle. J’ai trouvé mon plan de défense au moment où les étudiants passaient précautionneusement l’échelle pliante les uns aux autres en direction du professeur, qui allait venir en premier sur le toit plat, privilège du chef. Je rouvris mon pot de peinture et y trempai mon rouleau, puis tendis mon bras par-dessus le bord et recouvris leurs cheveux d’une couche du beau bleu de France. La surprise les paralysa ; le garçon qui tenait l’échelle la laissa tomber. Profitant de leur effroi, j’eus le temps de teindre tous les crânes — ou presque : un ange retint ma main devant la dernière pêcheuse.

Tous ces schtroumpfs criaient et pleuraient sur la corniche. Donnons-lui son dû, Mannchat agit en véritable chef. Il réussit à calmer tout le monde, puis leur expliqua la situation en peu de mots : ils avaient été pris sur le fait, rien de pire ne leur arriverait et ils allaient tous s’en sortir sains, saufs et bleus. Il demanda si quelqu’un était touché aux yeux, et donna des instructions précises pour éviter que la peinture n’y entre. À ces paroles, un vif remords me saisit : serais-je à l’origine de la cécité d’un des jeunes ? J’ai ouvert la lucarne et j’ai dévalé l’escalier. En quelques secondes j’étais dans la rue, où je trouvai le gardien de nuit de l’hôtel, qui avait été dérangé par les cris. Il y avait même quelques clients aux fenêtres, dont un qui commença à filmer la scène. Sans perdre une seconde, j’ai attrapé l’échelle pliable et j’ai entrepris de descendre les étudiants.

« La peinture se nettoie à l’eau, » dis-je au gardien de nuit. « Descendez-les tous, je les amènerai un par un à la douche de plage, elle est à cinquante mètres. Appelez le commissariat et dites-leur d’avertir le brigadier-chef Dubois. Il doit venir absolument. »

Dans mon agitation, j’ai dû rudoyer quelque peu le garçon que je menais. Il avait deux fois ma carrure mais il pleurait et me demandait la clémence. Dès qu’il a compris que je lui lavais le visage, cependant, il se calma et reprit ses esprits. Avec ma chemise comme gant de bain, je nettoyais soigneusement toute sa bouille et vérifiais que ses yeux étaient indemnes, puis je l’ai ramené au bâtiment. Il protestait qu’il voulait terminer l’ablution ; mon refus énergique le désarçonna de nouveau. Deux femmes, parmi le petit groupe de badauds qui s’était assemblé, me libérèrent de ma tâche de débarbouillage, non sans garder ma chemise, d’ailleurs.

« Juste les yeux et le visage, leur dis-je, laissez-leur le chignon bleu ! »

On venait de secourir le dernier étudiant ; il ne restait que Mannchat sur la corniche, et on lisait son hésitation dans sa posture : allait-il descendre pour négocier, ou tenir en héros jusqu’à l’assaut final ? L’arrivée de la police fit pencher immédiatement la balance vers une reddition. Dubois n’était pas parmi eux, mais on me dit qu’il avait été mis au courant par SMS. La police questionna rapidement tout le monde et distribua des draps de secours en film doré. Mannchat répétait : « Pas de presse, s’il vous plaît. Veuillez ne pas contacter de journalistes, je vous en prie. » Les brigadiers ne répondaient pas, mais discutaient entre eux du nombre de personnes à embarquer ainsi que du risque de tacher leur camionnette. Finalement, nous étions tous escortés à pied jusqu’au commissariat de Deauville ; huit schtroumpfs, une belle brunette et moi en Grand Inca doré, nous remontions la Touques sous les goélands hilares. Par précaution ou par plaisanterie, les agents avaient menotté les étudiants entre eux, et moi avec. Elisa demeurait muette, sans doute choquée, peut-être perplexe d’être restée avec une chevelure propre. Par hasard, le garçon que j’avais débarbouillé était attaché à mon bras gauche, et il sanglotait. Malgré son accent, je compris qu’il tenait sa vie pour ruinée. En passant devant la statue de Flaubert, qui savait subir sans broncher le gros temps et les petites fientes, j’ai eu la tentation de lui montrer leur cible indemne. Mais la véritable détresse du jeune homme me toucha, et avec un anglais rouillé j’essayais de le consoler.

« Don’t worry, son. You will not have a lot of trouble. But it is a good lesson for you. You cry, tomorrow you will laugh. It will be a good lesson and a good laugh. »

Comme s’ils m’approuvaient, les goélands traçaient des cercles en ricanant — ces oiseaux qui riaient même des morceaux qui leur échappaient. Tout à coup, une légèreté indicible m’inonda. Je m’immobilisai. L’aube surgit de la forêt de Saint-Gatien et j’aurais voulu m’y incorporer. Les cris des oiseaux me nettoyaient et me libéraient d’un poids ; j’avais envie que mon être se fonde aussitôt, et à tout jamais, en un opéra de piaillements rieurs. J’éprouvais un intense sentiment d’insouciance retrouvée et mon seul désir était de le retenir ; c’était comme si je venais de résoudre une énigme qui me concernait vitalement. L’étudiant à côté de moi tira sur les menottes, pour arrêter la colonne et protéger mon poignet droit. Tous s’effrayèrent ou s’étonnèrent, suivant leurs tempéraments. Un agent est venu s’informer de mon état et je ne pouvais que lui sourire, impuissant à exprimer la métamorphose que je venais de subir. Il a marmonné quelques mots sur un test d’alcoolémie puis a remis le groupe en branle. Enchaîné aux autres, je suivais le mouvement, mais je ne marchais pas, je volais.

Au commissariat, les jeunes émules de Washington ont dit toute la vérité. On les laissa se doucher et on me laissa rentrer chez moi. Plus tard, Dubois m’a relaté la fin des procédures. Il y avait eu des discussions diverses avec le Consulat des États-Unis. Après des allers-retours pour procurer des passeports et autres documents, les étudiants et leur professeur ont pu monter dans le car pour Paris à six heures, comme prévu. Mon ami, espiègle, me dit que j’étais le plus fautif du lot : le groupe n’avait commis que le délit d’escalader un bâtiment privé, tandis que j’avais perpétré une atteinte contre la personne, qui pourrait être requalifiée en crime.

« Mais c’était un mal pour un bien, non ? La justice peut bien comprendre cela ? »

« Il y a peu de chances que les Américains, pourtant rapides à dégainer les procès, te poursuivent. L’accord exigé par leur consulat — qui est monté jusqu’à la place Beauvau — proscrit toute procédure d’un côté ou de l’autre. Sauf si tu en parles à un journaliste : il est formellement interdit de mettre la presse au courant de l’affaire. »

Il me montra une copie du rapport qu’il avait envoyé à sa hiérarchie.

« Voilà un rapport plein de non-dits, » lui dis-je, après l’avoir parcouru.

« L’esprit de la loi s’écrit parfois en encre sympathique, » me dit-il avec un de ses sourires charmeurs.

Thomas et sa schtroumpfette poursuivirent une correspondance, et même une relation, mais cela est une autre histoire. Quant à moi, le dénouement fut plutôt disneyen : la société des amateurs de Flaubert m’a octroyé une forte récompense pour avoir sauvé le mural, et cela a complètement couvert les derniers appels de fonds pour les travaux de l’immeuble. Tout compte fait, ce que je retiens de cette histoire c’est son issue pour le professeur Mannchat, digne d’une fable de La Fontaine. Malheureusement pour lui, le client de l’hôtel, qui avait filmé l’épisode depuis son balcon, publia son document sur la plateforme vidéo la plus populaire du web. Sans accroc au protocole signé, des journalistes futés ont remonté la filière et une éruption de billets est parue à l’est et à l’ouest de l’Atlantique. Le professeur a dû faire des excuses larmoyantes et démissionner. Quelques mois plus tard, j’ai trouvé un bel article de sa plume sur Céline, où il commentait le Casse-pipe inédit récemment retrouvé. Je ricane, mais ce n’est pas un rire jaune, c’est un rire qui plane.

© Alphonsus Stewart 2021

La cavale

Mai 2022

Si j’ai kidnappé le petit Achille, c’était pour qu’il se marre un peu. Ma fille a accouché par saharienne à Guingamp, à sept mois et demi de grossesse. Le gosse n’était même pas fini, mais il a attrapé une anomalie et on l’a transféré à Caen. Il avait des tuyaux partout, et une effusion dans le bras pour le nourrir. Quand je l’ai vu, branché comme un cochon dingue, j’avais les boules à zéro. C’est pour ça que je l’ai kidnappé.

D’abord je l’ai arrimé sur la banquette arrière, mais je ne supportais pas de le voir sanglé comme à l’hosto, alors je l’ai mis sur le siège passager. C’était mieux : il me reluquait quand je lui parlais, avec ses yeux bleus comme la mer en mai. Je ne regardais pas toujours la route, et parfois je devais redresser dare-dare ; on balançait et Achille aimait ça. Du coup, je faisais des zigzags à travers la chaussée.

J’ai pris la D27 pour éviter les barrages, mais même dans les villages on voyait l’alerte enlèvement sur les panneaux d’information. Juste avant Pegasus j’ai frôlé une bonne femme ; elle aurait pu se pousser en voyant une voiture de handicapé, non ? « Péniche au pois chiche » je lui ai crié. Achille a eu un vrai sourire et j’ai eu la chair de poule au cœur. « Miches de caniche, » j’ai gueulé encore. Le gosse n’avait qu’un mois, mais il était déjà très intelligent ; je voyais bien qu’il avait compris le jeu. On était bien ensemble, sans personne pour nous emmerder, et on s’amusait. Après, j’ai doublé un camion qui a klaxonné comme un marié ; avec sa corne de brume, on l’entendait jusqu’en Angleterre. Achille tournait ses yeux vers l’arrière, comme s’il voulait voir la tête du routier en rogne. Comment j’ai tracé, entre Varaville et La Bruyère, pour semer le camion ! J’ai pigé que le petit aimait bien quand on sautait sur des dos d’âne, alors j’ai accéléré encore pour qu’il ressente mieux la chute. Elle a de bonnes suspensions, la voiture du Cramé. Il me la prête tous les Noëls quand je vais à Guingamp.

Je n’avais jamais vu un bébé aussi beau qu’Achille, et il me zieutait comme pour ne plus m’oublier. À force de l’observer, j’ai failli prendre un arbre. Enfin, c’est à Saint-Vaast que je suis tombé dans le pétrin. On était ralenti à cause des travaux et Achille respirait mal. Son petit torse se creusait comme un soufflet, alors j’ai ouvert les fenêtres, mais il n’allait pas mieux. Puisque j’étais à dix à l’heure dans le bouchon, je l’ai pris dans mes bras — c’était interdit à l’hôpital et j’en avais rêvé. Si je l’ai kidnappé, c’était juste pour ça. Pour le distraire, je lui ai chanté : « Aimez-vous les pommes, les pommes en automne… ». Mais j’ai vite déchanté. Peau contre peau, j’ai compris qu’il était réellement malade. Il respirait trop vite et son visage virait au bleu sale comme la mer sous le grain. Il fallait vraiment que je le ramène.

J’ai coupé sur Villers pour retourner à Caen par la D513. Dans un parc j’ai vu une vieille, assise sur un banc, qui avait une petite tirette avec une bonbonne d’oxygène qu’elle sniffait dans un tuyau. Je me suis garé et j’ai emmené Achille.

« Madame, » lui ai-je dit, très poli. « Voulez-vous bien me prêter un peu d’oxygène pour le bébé, il a le hoquet. »

Elle m’a regardé très méchamment. Je croyais qu’elle était sourde et j’allais répéter plus fort quand elle m’a aboyé dessus.

« Tu te rends compte combien il me coûte, mon oxygène ? »

Je n’aimais pas qu’elle me tutoie comme si j’étais l’imbécile du village. Je calculais comment je pourrais lui arracher l’appareil, mais elle l’a compris et elle s’est agrippée à sa tirette.

« Il va crever, ton marmot, mais ce n’est pas mon cirque et ce n’est pas mes singes. File-moi vingt balles, je lui en donnerai un peu. Sinon, casse-toi. »

« Je n’ai pas d’argent. Juste cinq minutes, il en a vraiment besoin. »

« Donne. »

« Je te l’ai dit, je n’ai rien. »

« Donne le marmot, andouille ! »

Elle l’a pris comme si c’était l’Enfant Jésus, et lui a fixé le tuyau dans les narines. « Ben tu vois, il a besoin de changer d’air, le nounours, tout comme moi. Qu’il est beau ! »  Elle lui caressait la tête, lui chuchotait des trucs de grand-mère. « Il est vraiment trognon. Comment s’appelle-t-il ? »

Je ne voulais pas lui dire. Elle m’a ignoré un long moment, puis elle dit : « C’est toi, le taré qui a enlevé le bébé. Comment as-tu fait ? »

« Ce n’est pas tes oignons, mémère. »

Ce n’était pas la bonne stratégie : elle a enlevé le tuyau et m’a tendu Achille. Je voyais qu’il n’en avait pas eu assez, son torse se creusait encore.

« Remets-lui. J’ai volé un complet de brancardier et je l’ai débranché quand l’équipe de jour et l’équipe de nuit faisaient leur réunion. »

« Il était en néo-natal au rez-de-chaussée ? »

« Non, au troisième, je crois que c’est un labo. J’ai pris l’escalier. Comme c’est une voiture de handicapé, j’étais garé juste devant la porte. »

La sniffeuse m’a fait un vrai interrogatoire. Elle respirait plus bruyamment, mais elle devenait moins grincheuse. Avec ses mots d’hôpital, je me suis dit que c’était une infirmière à la retraite.

« Tu es vraiment un crétin. Prends mon mobile et fais le 17. Répète ce que je dis, sans un mot de plus, sinon je te laisse là avec ton marmot crevé sur les bras. »

J’ai répété comme un perroquet au cul bleu : « On a trouvé le bébé enlevé. Parc San Carlo, Villers-sur-Mer. Il respire, mais il faut venir vite. » Le flic voulait mon CV mais j’ai raccroché.

Tout d’un coup, j’ai eu un gros chagrin. J’avais fait une énorme bêtise, c’était clair. Je ne suis pas un crétin, mais je n’ai jamais su m’y prendre dans la vie, ce n’est pas la même chose. Ma fille allait apprendre que je vis dans la rue, et je ne verrai plus jamais Achille. Déjà, je ne suis pas sûr qu’elle croie à mon histoire de marin long cours, quand j’y vais à Noël. La sirène des pompiers a interrompu mes flexions. L’équipe médicale faisait comme si on n’existait pas. Ils ont pris Achille sur un énorme brancard — on aurait dit la dernière crevette sur un étal vide. Dans l’ambulance, ils l’ont couvert de tuyauteries, comme à l’hosto.

« Est-ce qu’il va s’en sortir ? » demandait la sniffeuse au médecin-pompier.

« On ne sait pas, le chylothorax est très rare. Voyons d’abord son taux de saturation. Vous, vous devez attendre la police, d’ici là on fera d’autres mesures. »

Si c’était la brigade de Deauville qui venait, le capitaine Dubois allait me faire passer un sale moment. Je n’étais pas dans ses petits papiers. J’allais tailler la zone, mais la sniffeuse avait remis son appareil et elle m’a agrippé avec une poigne de forgeron.

« Toi, tu as fait assez de conneries pour un siècle. Tu vas rester là et quand les condés se pointeront, tu te la fermes, compris ? Pourquoi as-tu enlevé cet enfant ? »

« C’est mon petit-fils. Je voulais qu’on passe une soirée ensemble, juste lui et moi. Lui faire voir la mer, le montrer aux gars. J’allais le ramener. »

« Tu n’as même pas assez de jugeote pour être déclaré débile. Ça ne s’invente pas. Comment as-tu passé le permis ?

« Je ne l’ai pas. »

« Finalement si, tu es un abruti de première ! Des comme toi… »

Cette fois, c’était la sirène de la police. Dubois m’a reconnu, mais il ne s’intéressait qu’à la sniffeuse. Il a pris des nouvelles du petit dans l’ambulance, puis il est venu la voir.

« La mère Robert ! C’est encore vous ? Il n’y aura pas de sursis cette fois, vous allez prendre du ferme. »

« Oui, c’est moi qui ai enlevé le nourrisson, dit-elle, et j’en revolerai encore un dans six ans quand je sortirai. Pourquoi les autres peuvent accoucher, et pas moi ? »

« Six ! Ha ! Vous écoperez de douze ans pour récidive, c’est votre deuxième enlèvement. »

« Troisième. Et je m’en fous ! J’ai eu un quart d’heure d’amour dans ma vie de merde. Je ne peux pas donner la vie, mais je donne de l’amour. »

Dubois l’a menottée au banc et il s’est éloigné pour faire le dossier par téléphone.

La sniffeuse me parlait tout bas. « Ne fais pas tes yeux de cocker, tu me rends service. Je n’ai pas de quoi acheter les médicaments, et je serai mieux soigné en tôle. De plus en plus, tout est déremboursé, bientôt il faudrait payer pour passer devant une pharmacie. Écoute, tu vas venir me voir à la prison de Rennes, tu m’apporteras des nouvelles du marmot. Mais si tu viens me dire qu’il a crevé, je t’arracherai les yeux. Et maintenant, file ! »

Le soleil était déjà couché quand elle est montée dans la fourgonnette, fière comme la reine de la nuit. J’ai pris la poudre de tempête pendant que Dubois était occupé au téléphone.

Ça fait un an déjà, et j’ai revu Achille à Noël et même pour son anniversaire. J’ai revu la sniffeuse aussi, trois fois en prison, et une fois à l’hôpital quand elle avait une crise. Elle dit que les photos d’Achille lui font du bien. Comme elle n’est pas dangereuse, il n’y a qu’un seul gardien qui la surveille à l’hosto, et même un flic a besoin de pisser. J’ai le complet de brancardier, et l’auto du Cramé et j’y vais aujourd’hui. La sniffeuse va faire une petite cavale !

Aller, retour

Octobre 2020

J’ai dû passer mon coma à me faire des toiles : au réveil, j’étais Gabin dans Le jour se lève mais je n’avais pas d’armoire normande à pousser contre les spots au plafond. Le casting de ce cinéma de réanimation était caricatural : les aides-soignantes qui soignaient sans aide, les médecins fatigués et fugaces, et les infirmières qui, pour ne pas s’écrouler, s’appuyaient sur leurs répliques d’avant-COVID. Tout ce monde me rabâchait comment j’avais été transféré, comateux, de Caen à Paris. C’est seulement par hasard (je me retiens de dire « par aventure ») que j’ai appris le pourquoi de mon trajet inconscient.

Au début, je ne pouvais rien faire seul. Rien, c’est énorme ! Je devais réapprendre à gouverner mon corps. Quand j’ai retrouvé la marche, je louvoyais dans les couloirs en longeant les murs : avec les intestins en rodage et l’odorat défaillant, je dérivais vent dessus vent dedans. Mon premier voyage au long cours fut jusqu’au rez-de-chaussée, où je devais « parler à Lama ». Ce prénom à la consonance orientale m’enchanta. Je suis parti à la recherche de Lama comme Jivago sur la piste de l’Amour, fredonnant un air de Maurice Jarre. Mirage ! Aux Admissions, on me pria de prendre un ticket numéroté et d’attendre mon tour pour l’Assistante Médico-Administrative.

Puisque l’ambulance m’avait emporté les poches vides, il fallait combler les trous dans mon dossier en appelant la Sécu, la mutuelle, peut-être d’autres organismes. Le brigadier-chef Dubois, mon sauveur, m’avait fait parvenir ma carte bleue, ma carte verte et une carte de bon rétablissement. Devinez celle qui m’a fait le plus plaisir. L’AMA avait de gros cernes qui débordaient sur son masque et une voix plate tirée comme un film sur une lassitude de fin de carrière. Quand ce fut mon tour, elle mit le téléphone en mains-libres afin de poursuivre la saisie d’un dossier ouvert devant elle, tout en nourrissant le serveur vocal des chiffres et dièses réclamés par les injonctions césurées. Avec ses numéros, elle avait droit à une musique d’attente qui ressemblait à Jarre (le fils), mais elle dut raccrocher à la quatrième reprise lorsqu’une collègue lui apporta une affaire urgente. Elle rangea le classeur sur lequel elle travaillait et s’immergea dans la nouvelle tâche. Un patient, terme impropre, s’avança pour arguer qu’elle devait s’occuper de lui avant de commencer un autre dossier, puisque cela faisait une heure trente qu’il attendait. Elle l’éconduisit avec une courtoisie tendue, termina l’urgence, puis revint aux serveurs vocaux et réussit à pêcher un humain au bout du fil.

De cette conversation j’ai compris que mon passage imprévu à Paris avait fait un ris irlandais dans le beau voilage administratif. L’abordage suivant ne fut pas aussi fortuné et la musique s’arrêta net : « en raison d’un grand nombre d’appels, nous ne pouvons donner suite… » Une nouvelle urgence arriva et le patient derrière moi se leva encore. Tout d’un coup, l’AMA se figea. Les yeux fermés, elle hocha lentement la tête, puis elle se leva brusquement en murmurant « J’en peux plus ! » et sortit à vive allure par la porte principale.

« Eh bien, qu’est-ce qu’elle a, celle-là ? » dit mon successeur hâtif. J’enlevai son dossier du bureau et je le fourrai dans sa veste, en faisant mon numéro de Gabin : « Vous perdez patience, elle perd patience. Faites gaffe que je ne perde pas la mienne ! »

Au distributeur, j’ai pris un thé pour elle et un café pour moi, et je suis sorti à sa recherche. Elle était en train de fumer, et séchait encore ses yeux. Sans le masque, j’ai vu que je m’étais trompé sur son âge : elle n’avait qu’une trentaine d’années et cela me fit un choc.

« Tenez, lui dis-je. C’est chaud, cela vous fera du bien. »

Elle ouvrit grand ses yeux gris-bleu, au-dessus d’énormes cernes bleu-gris, mais ne put faire autre chose que lutter contre les larmes. La réplique de Jean dans Le quai des brumes me lécha la langue. Décidément, j’avais Carné dans la peau ; mais un coma n’est-il pas forcément un flash-back ?

« Café ou thé ?

— Café, merci, c’est trop gentil. »

Ayant perdu mon pari, je goûtai le thé. Même sans odorat, je devinai qu’il était infect. Je devais lorgner sa cigarette comme un camé parce qu’elle m’en proposa une. Quand j’ai dit que je voulais m’en sevrer, tout mon corps s’en est offusqué, et les volutes jouissives m’aguichaient de plus belle.

« Désolée, dit-elle. J’ai craqué.

— Vous naviguez dans un archipel d’ingrats. Regardez le ciel et tenez votre cap tranquille. »

Ébauche de sourire.

« Vous êtes normand. Je me rappelle quand on vous a admis.

— Je n’ai rien vu, j’ai raté le générique du début. »

Esquisse de sourire : un progrès.

« Oui, on a dû vous transférer d’urgence de Caen. On ne savait pas quoi mettre, alors j’ai mis “panne respirateur.”

— Parce que ce n’était pas une panne ? »

Sa mine vieillit de nouveau de trois décennies.

« Je ne veux pas savoir, lui dis-je. C’était juste pour faire de la conversation. Accompagner ce délicieux thé. »

Sourire en coin : j’y étais presque.

« Prenez votre temps, Madame, je reviendrai un autre jour pour mon dossier. Je ne sortirai pas avant vendredi.

— Merci. »

En rentrant, j’ai jeté le gobelet et son exécrable contenu. Je me suis planté près de l’ascenseur et j’ai fixé l’impatient. Il rougit. Pendant tout le temps que l’AMA reprenait sa place et ses dossiers, le bonhomme m’adressait des regards perplexes ; malgré mes ballonnements en révolte, je tins mon guet de pied ferme. Quand son numéro s’afficha, il avança dubitativement et s’assit bien sagement. Satisfait, j’appelai l’ascenseur.

Deux jours plus tard, nous terminions mon dossier : autant de menus vocaux, autant d’urgences et autant de personnes dans la salle d’attente qui émettaient leurs divers signaux d’exaspération. Pour voyager malgré le nouveau confinement annoncé, elle me donna une attestation, mais sans l’en-tête de l’hôpital.

Apercevant mon air inquiet, elle dit : « On ne peut pas faire mieux. On donne ça à tout le monde. »

« La police acceptera ce papier anonyme ? Ne pouvez-vous pas mettre un numéro de téléphone au cas où ? »

À la mention de téléphone, le barrage céda de nouveau. Elle plongea son visage dans ses deux mains, les doigts écartés comme une nasse. Puis elle poussa sa chaise et partit vers la sortie. Cette fois-ci, je l’ai accompagnée. Elle s’arrêta devant la machine à café.

« Mon tour, » dit-elle très bas.

Elle poussa le bouton pour un thé vert, qu’elle me donna, puis choisit un double expresso pour elle-même. Dehors elle alluma une cigarette et souffla la fumée loin de moi.

« On peut naviguer par les étoiles, lançai-je comme hameçon à sourires. Avez-vous une étoile préférée ? »

Après quelques respirations, elle entra dans le jeu.

« Verseau.

— Dans Verseau il y a l’étoile Aldébaran, très fiable. Elle vous mènera à bon port.

— Je veux juste tenir. Jusqu’à 18 h.

— Et après ? »

Une lumière éphémère éclata dans ses yeux, mais un soupir l’éteignit.

« Je m’écroule et je dors jusqu’au matin. Parfois je mange.

— Aldébaran exige que vous mangiez : légumes et viande normande.

— Vous êtes gentil.

— Vous êtes héroïque. »

Elle termina sa cigarette et tira un petit paquet de son sac.

« C’est pour vous. Des patchs à la nicotine. Avec ça vous avez de bonnes chances de… d’arriver à bon port.

— Si jamais vous visitez le port de Trouville, faites-moi signe. Je sais que vous aimez le café. »

Elle sourit et fit un pas en direction de la porte d’entrée, puis s’arrêta.

« Ce n’était pas une panne. C’était un rançongiciel. À Caen, ils ont dû rouvrir des lits de réa avec de vieilles machines. La vôtre marchait encore sous XP. »

Elle dut m’expliquer que des criminels pirataient des systèmes informatiques pour des rançons, et ciblaient même des hôpitaux. Pourquoi suis-je, à mon âge, encore étonné par le crapuleux ?

« Le CHU a failli perdre trois malades pendant le blocage. Vous avez survécu ; voyez, vous aussi vous naviguez sous une bonne étoile. »

Cette fois, c’était moi qui avais envie de pleurer. Elle fit semblant de ne rien voir. Pour donner le change, je dis, comme Melville, que la chance n’a pas beaucoup de veine. Son sourire fut enfin entier, et me rendit ma sérénité. Elle me fit un clin d’œil et je la suivis à son poste.

*

Je marchai comme un marin par forte houle : sûr du pas posé, mais pas du suivant. Mon train quittait Saint-Lazare à 19 h 08 et arrivait à Trouville à 21 h 29. Je n’avais pas le nouveau code d’entrée pour mon immeuble, parce que la businesswoman, celle qui achète les appartements pour les relouer, le faisait changer tous les trois mois. Heureusement, la porte reste ouverte jusqu’à 22 h ; même en cas de tornade sur la Touques, je serais chez moi à l’heure. Monté dans la voiture 6, je m’assis loin des autres voyageurs et près des toilettes. Les lampes s’allumèrent et quatre jeunes fêtards s’installèrent sur les banquettes du milieu, autour des tablettes repliables. Juste avant le départ, deux vieilles dames arrivèrent par le vestibule d’entrée : elles avaient dû monter en début de quai et traîner leurs bagages à travers toute la rame. Bien que la voiture fût quasi vide, confinement oblige, elles cherchèrent leurs sièges réservés et tentèrent de monter leurs valises sur l’étagère. Un des jeunes vint les aider. Les dames se montrèrent doublement charmées de sa prévenance, car c’était un garçon très beau. Ses cheveux bruns ébouriffés, qui ce jour-là avaient sauté les cases séchage et peigne, et sa barbe de deux jours, également très brune, soulignaient des yeux bleus et francs qui me rappelaient quelqu’un. Peut-être le premier Delon, celui de Rocco et ses frères. Son groupe d’amis ne parut pas fraternel à son égard ; je devinais qu’il était leur tête de Turc. De son sac à dos, il sortit une bière mexicaine, qu’il ouvrit maladroitement en jetant la capsule au barbu qui avait raillé sa « BA de boy-scout ». Il imita Pacino : « You talkin’ to me ? You talkin’ to me ? » puis s’assit avec ses pieds sur la banquette. Ensuite il alluma son smartphone et fit entendre, trop fort, de la musique techno. Ah, jeunesse ! même les gentils sont cons.

Les deux dames voyageaient le dos à la marche du train. Elles maugréaient et risquaient de brefs coups d’œil aux jeunes vraiment trop bruyants. De leurs messes basses, j’ai conclu que ce n’était pas tant la bière, ni la musique, ni la langue verte et inepte du groupe qui les agaçaient, mais plutôt le fait qu’aucun des quatre ne portait un masque.

J’observai le petit groupe pendant que l’on roulait à travers la banlieue insipide. Celui auquel les autres voulaient plaire avait au moins vingt ans, une barbe éparse et des cheveux ras à gauche, mais peignés à droite pour recouvrir à demi sa mine de crâneur. Il buvait sa bière avec une jambe posée sur le giron d’une fille, cheveux teints très noirs, le même pantalon serré que lui mais déchiré aux genoux, bottines noires lourdes avec d’épaisses semelles. Ses lunettes de soleil rondes et sa frimousse de rebelle en faisaient une version manga de Lolita. Cette vampette, avec son jeu cabotin avec le goulot de sa bière, fascinait le quatrième jeune. C’était un petit taiseux, vieux jean sans déchirures et chevelure sans trous, qui portait une veste noire trop grande pour lui et un tee-shirt où on lisait « ad Wolv », le reste du message étant caché dans les aisselles. À partir de la troisième itération, ses occasionnelles interjections « Cent patates ! » ne firent plus rire ses compagnons. Enfin, le beau gosse prévenant, habillé sagement pour la saison avec sa veste au col de faux mouton et son pull sans message, cultivait son rôle à contre-emploi et fournissait aux autres des bières, de la techno et des conneries. Je devinai qu’ils avaient quelque chose à fêter, liée à un jeu vidéo si j’ai bien compris leur jargon codé.

Je suis allé leur dire de baisser la musique et de mettre des masques.

« Si vous n’aimez pas la musique, Monsieur, changez de wagon, » me dit le barbu suffisant.

Le simili-Delon m’obligea en diminuant le son, ce qui lui valut un « T’es con ! » de la part de la vampette, mais les autres se turent. Satisfait de ma demi-victoire, j’expliquai aux vieilles dames qu’il y avait beaucoup de places libres dans le train, et que le contrôleur ne leur dirait rien si elles changeaient de voiture. Elles me remercièrent, gênées d’être une cause d’embarras pour quiconque, mais restèrent sur leurs sièges assignés. Je décidai de rester dans la voiture, en solidarité avec les dames et pour intervenir si les jeunes dépassaient le cap.

Une contrôleuse arriva après Évreux et ses tunnels. Je sortis l’enveloppe de l’hôpital et me préparai à raconter ma vie, mais elle était trop occupée à évaluer la situation au milieu de la voiture, où elle se dirigea avec un soupir étouffé et le regard durci. C’est alors que je remarquai que l’AMA avait écrit à la main mon nom, le sien et sa signature, et avait ajouté son numéro de portable. Pendant quelques secondes, je n’y voyais pas la conscience professionnelle d’une agente surchargée — j’en fis une interprétation personnelle. Ah, les berlues du cœur n’ont cure du temps ! J’avais deux fois son âge. Nobody’s perfect, mais tout de même, il ne faut pas se faire du cinéma. Comme l’avait dit Carné, on croise des gens serviables que l’on ne reverra peut-être plus.

La contrôleuse ordonna aux jeunes de s’asseoir correctement et de mettre des masques. Elle avait de l’autorité : dès sa demande d’enlever leurs pieds des sièges, ils obéirent tous — lentement, comme des adolescents — et le beau gosse baissa encore le son. En revanche, le barbu se leva et s’approcha d’elle. Il parla fort pour la gêner, et lorsqu’elle recula en lui rappelant « la distance de barrière », il la suivit pour rester très près. Elle ne recula plus. Tenace, la contrôleuse. Je me préparai à intervenir si le jeune s’avérait violent, mais ce n’était que de l’intimidation.

« Vous ne savez pas que la COVID est une énorme farce ? » brailla-t-il.

Il leva sa bouteille devant le visage de la contrôleuse.

« Voici notre Corona à nous. »

Sa petite cour ricana.

« Vous allez vous faire vacciner, vous, avec le nanoprocesseur de Microsoft ? Nous, on ne veut pas de la 5G dans nos têtes, on reste libres. C’est le pays de la liberté. »

Elle réitéra sa demande, et contrôla leurs billets, que tous avaient sur leurs smartphones. Le beau gosse arrêta sa musique avant de tendre le sien et cette fois ses compagnons ne le tancèrent pas. La contrôleuse les avertit que le refus de porter un masque était puni d’une amende, et dit qu’elle allait les signaler à l’équipe de police. Il y eut un moment de flottement, mais le barbu lui rit au nez, littéralement.

« Nous sortirons nos masques en temps voulu, Madame. Ne vous mettez pas la rate au court-bouillon. »

Ses compagnons singèrent son attitude, et la contrôleuse quitta la voiture, sans s’occuper de moi ni des deux vieilles dames. Les rebelles tinrent alors des conciliabules discrets. Le barbu donna une mallette à ad Wolv, qui mit un masque et partit vers la voiture 7. Il passa devant moi avec son vieux sac à dos rapiécé de type Eastpak et la belle mallette neuve de type MacGuffin.

Les trois restants rallumèrent leur techno, reprirent des bières et bientôt leur insouciance. Un morceau très rythmé survint et la Lolita se leva pour danser dans le couloir, alors le beau gosse monta le son. Ce fut juste au moment où nous traversions le tunnel de Conches. J’avais envie de crier, mais je me déplaçai pour les sommer de baisser leur tintamarre. Le barbu se releva et me dévisagea ; il avait changé de ton.

« Je vous ai dit de changer de wagon. »

Que pouvais-je faire ? Appeler la contrôleuse ? Une intervention musclée de ma part était hors de question, et devait leur paraître impensable.

« Vous nous faites chier, maintenant, grogna-t-il. Cassez-vous ! Sinon je vous écraserai la gueule à l’arrivée. »

Instinct de vieux prof, je commençai à leur faire la morale.

« C’est à cause d’imbéciles comme vous que le virus circule. Sans masque, vous pouvez infecter tout le wagon.

— De quoi je me mêle, clochard ?

— Je sors de réa : trois semaines de coma artificiel, trois mois de rééducation. »

Il s’assit sous prétexte de vouloir boire, et les deux vieilles dames se levèrent. Elles s’affairèrent, ayant enfin décidé de changer de voiture, ou bien elles allaient descendre à Bernay que l’on venait d’annoncer. Le beau gosse ferma son téléphone et se leva à son tour.

« Foutez-nous la paix maintenant, » dit-il, et il alla descendre les valises des dames, bien moins charmées désormais.

Je considérai que, vu mon état, ce fut une issue convenable, quoique peu glorieuse.

À Bernay, on nous remercia de notre compréhension pour un retard indéterminé en raison d’un incident technique. Lorsqu’on avait renouvelé deux fois cette langue de bois ferroviaire, aux notes de xylophone métallique, je suis descendu pour aller chercher un café. La gare était inhospitalière, mais la contrôleuse me suggéra le Café de la Gare, en face ; elle m’assura que j’aurais le temps d’aller acheter une boisson, mais « à emporter ». Je n’avais pas l’entregent de lui en proposer une. Il était désormais clair que je serais encore plusieurs fois remercié pour ma compréhension. Si l’on perdait une demi-heure, où dormirais-je ? En sortant du Café, j’ai vu arriver une brigade de police, en civil avec brassards orange sauf pour l’un d’entre eux, en uniforme et avec un berger malinois en laisse.

« Voilà où leur idiotie nous mène, pensais-je. Ils se rebellent contre l’autorité et ne font que la renforcer. Pareil à un vaccin : plus il y a de petits cons à la Corona, et plus il y a de cellules T comme Taser. »

Les passagers furent alors priés de remonter et le train repartit. Vingt minutes de retard, c’était encore jouable à condition de trotter sur le quai de la Touques. Ma première surprise fut l’absence des jeunes dans la voiture. La deuxième fut le constat que le café avait été une mauvaise idée ; ou bien c’était un bouilleur de cru qui l’avait torréfié, ou bien mes intestins s’étaient habitués à la lavasse de l’hôpital. Au moment d’arriver aux toilettes, le beau gosse s’engagea précipitamment dans le vestibule d’entrée entre les deux voitures. Une demi-heure plus tôt, j’avais formé le dessein de dénoncer les jeunes pour les punir. Maintenant, devant cette frimousse qui me rappelait je ne sais qui, je pensai qu’une amende de 135 euros serait une leçon pénible mais salutaire : j’avais le sentiment qu’il était le seul à racheter du lot. J’entendis venir la brigade et une vague d’adrénaline m’inonda. Sur un coup de tête, je poussai le jeune homme dans les toilettes avec un « chut ! » en gardant mon pied dans la porte ouverte. C’était le coup d’un vieux film italien (était-ce Café express ?). Les trois agents en civil passèrent vers les voitures de queue, laissant le maître-chien s’occuper de moi. Son malinois me reniflait avec un intérêt croissant pendant que je sortais mes papiers.

« Que cherche-t-il, le toutou ? »

Probablement pour m’impressionner, l’agent répondit sèchement : « Cocaïne. »

Je lui expliquai rapidement mon histoire.

« On m’a bourré de toutes sortes de drogues en réa, sauf le tabac. »

Le chien montra sa préférence pour l’enveloppe de l’AMA, et il me vint à l’esprit qu’à l’hôpital, même l’administration devait se doper contre le surmenage. Le malinois remua la queue et l’agent fronça les sourcils. Il eut un doute. Moi, j’eus un gaz. Avec un râle, le policier me rendit mes papiers et repartit rejoindre ses collègues. J’enjoignis au jeune homme d’aller en voiture 7.

Le train ralentit et les minutes s’étirèrent. Il était presque 21 h 30 lorsque nous arrivâmes à Lisieux. Aucune nouvelle annonce ne nous pria de comprendre, mais prier était mon seul expédient pour espérer entrer dans mon immeuble. À quel saint me vouer ? Je regardais la basilique et j’osais: « C’est une catastrophe, Thérèse… »

À 21 h 49, le train pénétra dans la gare de Trouville-Deauville. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je plaisantais : « Ce n’est pas la peine de me gâcher les poumons à courir, le pêne dormira tranquillement dans sa gâche, sauf miracle. » Mon moral reçut un soudain renfort à la vue du brigadier-chef Dubois. Peut-être avait-il appris ma sortie d’hôpital, et venait me conduire chez moi ? En moins de dix minutes, c’était faisable ! Je murmurai « Merci, Thérèse. » En fait, il était là pour accueillir son fils, rentrant de son premier semestre d’une école d’informatique à Paris. Je lui expliquai mon problème et il sourit. « On trouvera bien le tour de clef à donner, Monsieur Blum ! »

Nous causions de COVID et de Trouville lorsque nous vîmes la brigade de policiers mener vers leur camion trois jeunes en menottes : le barbu, ad Wolv et la vampette.

Je dis : « C’est un peu dur pour un refus de se masquer.

— On n’embarque pas pour ça : ce sont les hommes de la Brigade Anti-Criminalité. »

Plus loin sur le quai, le beau gosse marchait rapidement vers nous, mais il fut intercepté par deux agents de la BAC, qui lui mirent des menottes et confisquèrent son téléphone.

« Papa, cria-t-il, je peux tout expliquer. »

Dubois bondit vers les policiers et je le suivis.

« C’est mon fils, » commença-t-il.

Le chef de l’unité de la BAC, voyant l’uniforme et le grade de Dubois, donna l’ordre d’embarquer tous les suspects avant de lui expliquer :

« C’est la bande qui a fait le rançongiciel au CHU de Caen. Les petits cons, ils ont touché leurs bitcoins sur un compte à Paris ouvert au même moment, puis ont retiré une grosse somme. Avertis par la banque, nous avons mis de la schnouf sur les billets, le chien n’a eu aucune difficulté. »

Dubois courut vers le camion.

« Thomas ! Thomas, tu as fait ça ? »

Avant que le jeune homme ne puisse répondre, les policiers le poussèrent dans le camion et fermèrent les portes. Le véhicule démarra en trombe et traversa le pont, gyrophares clignotants et sirène hurlante.

© Alphonsus Stewart 2021