Clarté de la clarté

Voici le plus célèbre des poèmes d’Egan O’Rathaille, à telle enseigne que l’on appelle celui-ci « l’homme de Clarté de la Clarté ». Il apparaît dans toutes les anthologies de la poésie gaélique, pour son rythme envoûtant et sa mélodie mélancolique.

Dans ce poème onirique, la jeune femme de toute beauté représente l’Irlande. Lors de la rencontre classique sur un chemin écarté, elle se plaint de sa condition et prédit le retour du vrai roi, auquel l’Irlande est symboliquement mariée. Cependant, lorsque le poète ajoute foi aux prédictions et invoque le ciel, la femme s’enfuit vers des lieux magiques. La recherche de la femme est ardue, mais il la retrouve au centre légendaire de la culture gaélique, où elle est soumise à l’envahisseur inculte. Jusqu’au cœur des traditions, la poésie est enchaînée et censurée ; malgré cela, l’Irlande entend la voix de la poésie, et ressent la honte de sa condition. Elle libère le poète, qui constate l’impuissance de l’Irlande avant le retour des chefs en exil.

Pour échapper à la répression, les poètes ne nommaient pas directement le roi Jacques II ; ici, à ligne10, on l’appelle simplement « la personne ». Même si les juges ne lisaient pas le gaélique, il pouvait reconnaître le nom écrit, et condamner l’auteur pour jacobitisme.

La puissance de ce poème vient de sa composition mélodique. La métrique est fondée sur des quatrains aux lignes de cinq syllabes accentuées, et chaque ligne termine avec la même rime féminine /ua/ -. Les dactyles et anapestes portent la voix en légèreté jusqu’aux finales en antibachées (deux syllabes accentuées suivies d’une syllabe non accentuée), ce qui installe et renforce l’ambiance perplexe du poème, avec son mélange de finesse et de gravité, puis son brassage de noblesse et de grossièreté. L’envoi en pentamètre iambique, avec rime terminale masculine en /I/, casse brusquement l’atmosphère surréelle, et l’amer constat d’impuissance est d’autant plus brutal.

La première strophe est construite ainsi :

/i/ – – /i/ – – /o/ – – /I/ – /ua/ –

/i/ – – /i/ – – /o/ – /I//ua/ –

/i/ – – /i/ – – /o/ – – /I//ua/ –

/e/ – – /i/ – – /o/ – – /I//ua/ –

Vitrail et encre, Valérie Dissaux-Dujardin, années 2010

Clarté de clarté

Sur un chemin de solitude je la vis, la clarté de la clarté,

Et son œil vert bleuté était le cristal du cristal ;

Sa voix jeune et gaie était la douceur de la douceur

Et dans ses joues ardentes je vis le vermeil et l’ivoire.


Chaque boucle de sa chevelure d’or était une cascade de cascades,

Qui ramassa la rosée de l’herbe en la balayant par les pointes ;

Sur sa noble poitrine elle porta une parure plus pure que le verre,

Pour elle façonnée à sa naissance dans le pays de l’au-delà.


Tout esseulée qu’elle fut, elle me dit des nouvelles vraies ;

Nouvelles du retour de la personne à sa place qui lui revient par droit ;

Nouvelles de la ruine des troupes qui l’avaient chassé en exil ;

Et d’autres nouvelles que par peur je n’écrirai pas dans ces vers.


Folie de folies pour moi, je suivis le vrai sens de ses dires !

Captif d’une captive, je fus enchaîné et serré fortement ;

Lorsque j’appelai le secours du Fils de Marie, la jeune femme me quitta brusquement,

Et elle partit comme un éclair vers le fort féerique de Luachra.


Je courus une course furieuse avec le cœur remué,

Par les marges d’un marais, par les marécages, par les montagnes arides ;

Jusqu’à ce fort terrible, je ne sais par quel chemin je vins,

À l’endroit des endroits, construit avec la magie des druides.


Un groupe d’ogres éclatèrent de rire et se moquèrent de moi,

Ainsi qu’une troupe de demoiselles fines aux nattes longues ;

On me lia de liens serrés, sans le moindre réconfort ;

Je vis ma jeune femme dans l’étreinte d’un crétin grossier.


Je lui dis, avec l’expression la plus sincère du fond du cœur,

« Il te convient mal de te coupler avec un fainéant flatteur et querelleur,

Quand l’homme le plus pur de descendance triplée de sang écossais,

T’attend, et veut te prendre comme sa tendre épouse. »


Quand elle entendit ma voix, elle pleura de fierté blessée,

Et les larmes abondantes coulèrent sur ses joues ardentes,

Elle dépêcha un serviteur pour me guider hors du palais ;

Ô clarté de clarté, que je vis sur un chemin de solitude !


L’envoi

Ma peine ! Mon désastre ! Mon échec ! Ma tristesse ! Ma perte !

La claire, l’affectueuse, la pure, la douce à la tendre apparence,

Possédée par un cornu noir et hargneux, un scélérat jaunâtre ;

Et ne rien pouvoir faire, jusqu’au retour des champions à travers la mer !


[Note du traducteur : en ligne 9, nous suivons l’Académie en utilisant « tout… que » avec l’indicatif]