C’était une ville comme une autre, pavée de bonnes intentions, avec ses cercles de pécheurs mignons ou vilains. Ariane était mon ange rebelle. Avec elle, nous rêvions d’aller et venir libres comme les marées, et nous planions au-dessus du dédale des ruelles avec des ailes sur nos cirés. Mais lorsqu’on poursuit un amour défendu, le désir égare plus qu’il ne guide.
Ariane de Crèteville était une blonde aérienne, friande de secrets et de soies, enthousiaste en rafales. Elle habitait le Trouville bourgeois, celle des jardins clos au-dessus des maisons de pêcheurs, et préparait une thèse sur Cnossos. Se sentant enfermée, elle aspirait à survoler les toits d’ardoises, sauter la barrière du Casino et traverser le liséré de nuages roses cousu sur le Cotentin. C’était surtout le mur social dressé autour d’elle qu’elle voulait surmonter ; maligne, elle prit le parti de creuser en dessous.
J’avais quitté le métier d’instituteur pour donner plus de sens à ma vie, c’était ma chute de jeunesse. Je vivais alors de petits boulots : chantiers, chalutiers, ou marchés. J’ai rencontré Ariane au Suroît. Les Crèteville dînaient à la grande table du fond, et de mon poste de plongeur dans la cuisine j’entendais leur conversation. Ariane cherchait à compléter une citation de Phèdre. Par hasard, nous sortions tous les deux pour fumer, et je lui récitai la suite : « Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage. » Ma blouse déboutonnée, mes yeux gris-bleu et le vers de Racine au Calvados lui plurent. Elle m’a donné rendez-vous pour « une infusion de Racine » le lendemain au Chatham. Suivant le déroulement classique, après plusieurs entrevues discrètes, nous préférions les tisanes dans ma petite chambre au 5e étage.
Les amoureux inventent des codes complices. Pour confondre ses chaperons, et voiler les regards importuns, Ariane portait du blanc quand je pouvais l’aborder, et du noir quand il était trop risqué d’être vus ensemble. Dommage, le noir lui seyait à merveille. Nous nous sommes vus pendant six mois, nos cœurs s’enlaçaient, nos langues se déliaient à tour de rôle puis se faisaient taire l’une l’autre. Elle avait à cœur de m’être agréable, mais me donnait du fil à retordre, parce qu’elle était imprévisible comme le temps au printemps. Je la voyais trois soirs de suite puis je traversais un désert de quinze jours, pendant lequel je l’apercevais dans toutes les nuances du noir.
Régina était Normande d’avant les Normands, issue de paysans qui se hissait à chaque entre-guerre : les boulangers devenus restaurateurs, les bouviers devenus crêpiers-glaciers, les épiciers devenus agents immobiliers. Ces gens-là avaient le cœur sur la main, mais gardaient la main dans la poche. Les aînés reprenaient l’affaire, les cadets partaient pour Paris, une ville pas comme les autres ; quant aux filles, elles servaient, encaissaient et élevaient la relève, ce que Régina refusait de faire. Elle était la vilaine petite canne de la mare familiale. Elle cultivait une voix rauque et forte, mais sa vraie voix était aussi douce que son cœur, qu’elle entourait de fil barbelé. Pour fuir les avances houblonnées, elle s’occupait de l’église, un compromis que sa famille acceptait. C’était surtout pour se soustraire des regards et mener sa barque tranquillement. Elle m’intriguait parce que je la devinais résolue, mais je ne savais pas ce qu’elle voulait dans la vie, au-delà d’extorquer des dons pour une tombola ou d’embrigader des quasi-fidèles pour une procession.
Régina aimait Ariane depuis les bancs du lycée Saint-Joseph. Elle comprit qu’Ariane s’encanaillait avec moi, et décida de prendre le taureau par les cornes avant que notre idylle n’aille plus loin. N’ayant aucune chance de séduire Ariane par la culture, par l’esprit ou par la frime, elle séduirait Ariane par les caresses. Régina fréquentait l’église comme un asile, Ariane par éducation ; je ne sais toujours pas comment elle découvrit notre code, mais elle interceptait Ariane les jours du noir. D’abord, Régina lui proposa de s’occuper des fleurs de l’autel ; par cette familiarité, elle découvrit son penchant pour les tissus fins et alors lui procurait des coupons les plus délicats. Un jour, elle lui proposa de recevoir chez elle les colis de dessous chics qu’Ariane n’osait pas commander ; ce fut ensuite les plus aimables des séances d’essai. Enfin, au bout de quelques soirées habillées-déshabillées entre elles, frous-frous et fous rires, et les douces caresses se dévêtirent de leur innocence. Ariane frémissait du désir d’explorer cette nouvelle allée qui s’ouvrait dans le labyrinthe de son cœur. Un jour, las de guetter le noir ou le blanc, je trouvai une excuse pour sonner à la porte des Crêteville. Ariane était « partie en voyage, injoignable, pour une durée indéterminée. » Les commères sur le quai disaient qu’elle s’était enfuie. En écopant la boue des bavardages, je remontai le fil jusqu’à Régina.
Notre-Dame-du-Bon-Secours était encore en service à l’époque, avec sa vespasienne bien secourable à l’extérieur. Jeune, j’y vidais la vessie avant de remplir l’âme et croyait qu’elles étaient des vases communicants. Église et urinoir sont désormais voués aux oubliettes, comme Clochemerle.
Régina était assise dans le confessionnal, sa niche dans son abri, et elle lisait une revue pas très catholique.
« Sais-tu où est Ariane de Crèteville ? »
Elle fit semblant de m’ignorer, et je lui arrachai le journal des mains.
« On te prête une amitié particulière avec Ariane. »
« Fous-moi la paix. On ne me prête rien, on me donne librement. Rends-moi mon journal. »
« Je m’en moque de ce que tu caches. Où est Ariane ? »
Régina se leva et me fit face avec du cran, ses yeux noirs saillants sous son front baissé.
« Si je le savais, je ne te le dirais pas. »
Son attitude me fit dresser les cheveux sur la nuque.
« Peau de vache ! Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas. »
Elle me considérait froidement comme pour chercher le point de l’estocade.
« Toi, tu n’es qu’un déclassé tombé sur le cul. Personne ne veut de toi. Maintenant, dégage ! »
« Je te rendrai la monnaie de ta pièce ! »
« Je ne t’ai rien fait. Mais si tu me cherches, tu le regretteras. »
J’allais déchirer son magazine louche, mais j’ai vu qu’il était ouvert sur la page de petites annonces et un ange obscur m’a retenu la main. Je le lui ai jeté à la figure et j’ai quitté l’église. Que pouvais-je faire ? La dénoncer au prêtre, lacérer les pneus de sa voiture, taguer une insulte sur sa boîte à lettres, revenir sur mes pas et lui donner une bonne claque ? Ces envies de vengeance m’ont quitté en quelques jours, chassées par la honte. Régina aussi a quitté la ville, chassée par un tout autre désarroi. Mais cela, je ne l’ai su que plus tard.
Pendant plusieurs mois, mon horizon restait vide comme le ciel. Peu à peu, le train de Saint-Lazare ramenait des récits, crédibles ou mythonné : Régina et Ariane bras dessus, bras dessous dans les couloirs du métro, ou au théâtre, l’une en noir et l’autre en blanc. On les aurait vues dans une gargote grecque près de Notre-Dame, où elles cassaient des assiettes avec une férocité intimidante. Vint l’heure où je devais cesser de me torturer, et boucher mes oreilles aux vigies qui rentraient de Paris. Je n’avais été qu’une passade, un port d’étape dans un périple dont je n’étais pas le héros. Me souvenant d’un alexandrin de l’aède, Le cœur aussi se peut conduire par aphorismes, j’ai compris que je me prenais la tête pour rien.
Un jour de novembre, j’ai vu Régina sortir de Bon-Secours et prendre la rue de Paris vers la plage. Je l’ai suivie, rempli d’intentions inconciliables, la cruauté côtoyant une curiosité clémente. Elle avançait lentement, tête baissée, les yeux rivés sur les planches, courbée comme un buffle bossu, et puis elle s’est assise sur un des bancs bleus baptisés. Je me suis posé à côté d’elle, paré pour une de ses charges féroces, mais toujours indécis quant à mon offensive. Elle me jeta un regard vide et nous restions longtemps dans un silence glacial, tournés vers la mer que nos pensées voilaient.
« Tu es revenue ? »
Silence.
« Et elle ? »
Soupir.
Une pensée charitable s’échappa de toutes celles qui trépignaient dans ma tête. « Que vas-tu faire ? »
Soupir encore, mais levée de sourcils. Lentement le masque remonta sur ses traits.
« Qu’est-ce que tu en as à foutre, toi ? »
« Je te le demande, c’est tout. »
Elle haussa les épaules et le masque baissa pour de bon, découvrant une expression à-quoi-bon ?
« Je ne sais pas, dit-elle d’une voix atone. Mes parents veulent que je reprenne un troquet. Mais je n’en ai pas la force. »
Un raz-de-marée m’inonda, à la fois de pitié pour elle et de compassion pour nous deux naufragés. Je me suis entendu dire : « Je t’aiderai. »
© Alphonsus Stewart 2023