Cette élégie pour O’Leary est très représentative du genre, et Dinneen[1] suggère qu’elle est « la plus belle de toutes les élégies » du poète. Mais comment sera reçue une poésie aussi contrainte chez les lecteurs modernes, habitués aux « vers libres »? Dans Je n’appellerai pas à l’aide, j’aborde cette question. Egan vient de retrouver un mécène, appartenant à la famille Carthy à laquelle il est fidèle, et il se remet à écrire une poésie classique en hommage aux grandes familles ; son épouse critique la nature répétitive de ses élégies, et il répond : « Mais il le faut, Annie. Un requiem, par exemple, est toujours pareil, mais la musique change à chaque composition. Toutes ces références sont canoniques, sans elles l’ode ne serait qu’un poème personnel. »
La mort aussi est porteuse d’identité ; O’Rathaille situe d’abord O’Leary dans ses cadres géographiques, généalogiques, sociaux et mythologiques, avant de lister les qualités du défunt et l’effet de sa perte sur ceux qui restent. Ici, comme souvent, le poème commence par un questionnement – d’où vient ce changement dramatique sur le pays, pourquoi la nature se déchire-t-elle dans une guerre des éléments ? Il découvre la cause : la mort de Diarmad O’Leary. Les traits de celui-ci sont décrits, puis ses liens de parenté avec toutes les grandes familles de la région, et leurs ascendants les plus illustres, y compris les héros qui peuplent les mythes de la fondation du peuple irlandais. Ces cinquante lignes de généalogie, pleine de sens pour ses auditeurs de l’époque, ont perdu leur signification pour le lecteur aujourd’hui. Les talents du défunt illustrent les valeurs traditionnelles de l’aristocratie que notre poète sert : la puissance martiale, la générosité (hospitalité et charité), l’érudition. La terre pleure, notamment ses cours d’eau, ainsi que les créatures surnaturelles rattachées à la terre.
Notez une autre figure traditionnelle, qui situe à la fois la valeur du défunt et son affiliation spirituelle : les dons qu’il avait reçus des dieux à sa naissance (O’Rathaille lie ces dons au baptême c.-à-d. l’entrée dans le monde intemporel). Les bienfaiteurs listés sont tirés de la mythologie romaine, à commencer évidemment par Mars, mais O’Leary est ensuite comparé à Homère, à Salomon, à Samson et au philosophe médiéval Jean Duns Scot.
La vie aristocratique menée par O’Leary est dépeinte : fêtes, jeux martiaux, rassemblement de savants et de bardes. Enfin, le poète décrit la désolation de sa famille proche, de sa parentèle, de ses clients et de tout le pays. Le poème termine par une épitaphe au système rythmique différent, qui résume l’élégie entière, dans laquelle le poète s’adresse à la pierre tombale (trope de la mémoire portée par les pierres)
Le poème est en quatrains, avec quatre syllabes accentuées par vers : chacune des 208 lignes a une syllabe pénultième (avant-dernière) rimée en /O/, sauf les vingt lignes de l’épitaphe qui ont une syllabe pénultième rimée en /U/. En plus, chaque quatrain respecte un système de rimes internes ; la répétition d’une syllabe forte crée un chant scandé, mais la monotonie est évitée à la fin de la strophe qui, tout en respectant la rime finale, introduit une modulation extrêmement plaisante dans les rimes internes. Voici par exemple le système rythmique de la première strophe :
/É/-/I/-/I/—/O/a/
-/E/-/I/-/I/-/O/a/
/É/-/I/–/o/–O/a/
/u/-/U/-/U/-/O/a/
.
Élégie pour Diarmad O’Leary de Killeen
Quel est ce spectre vénéneux sur le pays de Fódla,
Qui provoque dans l’ouest affliction et larmes ?
Un trépas, qui fait courir bruyamment les vagues,
Et a laissé le Munster malheureux et chagrin ?
La surface du ciel brûle comme une torche,
La furie de la mer lutte contre les rives ;
Les oiseaux tremblent en terreur du combat ;
Les ravins de la terre répondent et menacent.
Les nuages se déchirent, et se dispersent avec violence ;
Il grêle des coups de foudre sur les routes ;
Le rugissement des Skelligs résonne jusqu’à Kells,
En deuil du défunt, estiment les sages.
Les éléments se battent, et la cause de leur guerre
C’est que Diarmad, le beau fils de Domnall, gît sous terre :
Escarboucle, sang des grands princes,
Un champion qui n’a jamais eu une pensée couarde.
La couleur dans ses joues ressemblait à des roses
Se mêlant en combat avec la neige des congères ;
Il avait la finesse d’esprit d’un aigle avec l’âme d’un lion
Depuis la peau de sa tête jusqu’aux plantes de ses pieds.
C’était un griffon en bataille, un savant courageux et vaillant ;
Féroce et vigoureux en guerre et en lutte ;
Princier et viril en combat et en mêlée ;
Hostile, responsable, résolu, puissant.
Un roi-champion de guerre, comme Goll MacMorna ;
Première branche et guide, et un appui pour sa famille ;
Un preux à grande portée dans la bataille ;
Un combattant et un héros de guerre, à la grande force.
Hélas, mon oppression, ma peine, mes larmes !
Hélas, tu m’es devenu douloureux, Diarmad fils de Domnall !
Mon chevalier protecteur en temps d’ennuis, mon lion,
Mon bâton menaçant, mon support et ma lanterne !
Tu étais le parent noble d’O’Neill des provinces,
D’O’Brien Ara, O’Kelly et O’Donall,
De MacConnemara qui donnait des bijoux,
Et le doux compagnon de Carrick bien rangé.
Tu étais un parent affectueux de MacCarthy More,
Et des Carthy de Blarney, les forts,
Des Carthy raffinés de la Maine, vigoureux et de haut rang,
Et des Carthy de Kanturk, les bons vivants.
Parent proche du roi des Carberies des côtes,
D’O’Reilly de Breffni, qui n’a pas reçu de blessure,
De MacAllen des longues expéditions, de MacDonall,
De MacNéill, de MacLein et de MacLeomhain.
D’O’Callaghan des chevaux blancs, grand dirigeant,
D’O’Rourke qui était noble envers les errants,
D’O’Caomh d’Ealla Drom Tarbh, des cortèges,
D’O’Shanessy, et d’O’Carroll le courageux.
Robuste parent de la famille Houghey des grandes batailles,
De la famille Cash des expéditions à travers l’océan,
De la famille Pilib, un appui pour lancer le combat,
Et de Clan Rúirí célèbre, doux, musical.
Les comtes de Seanad, de Daingean et de Togher,
Étaient liés en amitié au sang de ton cœur ;
Le comte du territoire de Dunboy et sa famille
Et le beau, fin comte de Courcey le courageux.
MacFingin Mara d’Ein Ceanann, le héros ;
O’Doncha de Torc et de Ross, aux grands princes ;
O’Doncha de la Vallée qui était courageux en combat ;
Et la race de Cian qui dépensa ses biens pour les foules.
Parent de Cúrí le champion vigoureux des lions ;
Parent d’Oscar, et de Cuirill des grandes batailles ;
Parent de Conal des belles demeures de la Boyne ;
Parent bien-aimé de Cúchulainn et d’Eoghan.
Parent d’Art qui savait mettre à sac,
Et de Conn, père d’Art le couronné,
De Cormac, petit-fils d’Art, un héros,
Et de Carbery qui fit fuir des champions en bataille.
Parent de Fergus vaillant, courageux,
Qui fit un pacte entre Erin et Alba ;
Parent de Neil, insoumis à notre clergé,
Comme son fils Laoire, quoiqu’il eût dû l’être.
Je pourrais nommer beaucoup dans mes poèmes pour toi,
Mais la vérité éternelle, connue aux sages érudits,
C’est qu’à travers toi est propagé chaque grand sang
Des principales familles de ce royaume de Scota.
La ligne de rois, par laquelle tu es engendré sans corruption,
Depuis Ith fils de Bile jusqu’à ce que tu naisses à Domnall,
Gagna avec adresse l’honneur des couronnes
Des familles principales d’Oilill, de Conn, de Conaire et d’Eoghan.
Avec les exploits nombreux de ta race et de tes proches,
Trente rois sont tombés morts,
Dans la région que l’on appelle encore Má Mucruimne
Comme l’écrivent les poètes, et ceux qui ont l’entendement de la connaissance.
Les héros de Connacht, et d’Ulster qui étaient vaillants,
Et les rois du Munster qui étaient héroïques en combat,
Réunirent leurs veines et leur majesté à travers toi,
Et tu triomphas sur un grand nombre de leurs jeunes :
En jet de pierre, en danse, en course à pied,
En équitation sur des chevaux vigoureux et animés ;
S’emparant de l’anneau de la course sur les routes
Et jetant des lances avec grande force à l’assaut ;
En noblesse, en réussite et en vivacité ;
En renom et en sagesse, et en influence sur eux ;
En savoir, en générosité et en connaissance ;
En langues, en art oratoire et en modes.
Baile Ui Scurai ne cesse pas de pleurer ;
Et Killeen, où les troupes furent cantonnées ;
La Dianach se lamente fort sans répit ;
Et Scairtín ne néglige pas la proclamation.
Drom Duthach est sans le soutien de grands seigneurs,
Et Acha Laoi est fatigué et triste ;
Cnoc na Cairge frissonne d’angoisse,
Et Rath Gaisci est sans force et las.
Les lamentations des fées, de Seanad jusqu’à l’océan,
S’entendent clairement sur les flancs des collines ;
Aoife est en larmes dans sa demeure féerique,
Et Aibell[2] porte la lassitude dans sa voix.
Une demoiselle pleura dans le havre de la Boyne ;
À Bunratty une plainte harmonieuse s’est levée ;
Le palais féerique de Má Seanaib frissonne en pleurs ;
Brurì est morne pour toi, ainsi que la Nore à l’est.
Dans les terres de Connacht, les fortes lamentations ne cessent pas ;
Dans les terres de Leinster, ta nouvelle est douloureuse ;
Dans les terres de Munster jamais assez on ne te proclamera ;
À Má Ratan, près de Glaslann et à Youghal.
À Uì Laoire jaillirent les grands pleurs,
Et O’Floinn Lua est affligé et triste ;
À Carraig na Corra les foules versèrent les larmes
Et des gouttes de sang, coulant de leurs yeux.
Les druides du territoire de Fódla l’admettent :
Par Cathba le druide et par Líog aux grands princes,
Les hommages des familles de Conn et d’Eoghan.
Étaient dus à ses nobles ancêtres, de tout droit.
La rivière Lee pleura mélodieusement pendant trois mois,
La Shannon, la Liffey et la Cróinseach pleurèrent ;
La Maine et la Flesk, Ceann Mara et Tóime ;
La Feale et la Gnaoi, et la grande Bride à l’est.
La Ruachtach pleure encore froidement et tristement ;
Et la Cladach gémit jusqu’à Corag ;
La Coireán est malheureuse jusqu’au grand large,
Ainsi que la Cárach bondissante, la Bée et la Srónsruth.
La rivière Dalua aussi, et la Cuanach puissante ;
La Súir est sortie de son cours ;
La Glenarac est faible, mélancolique, pleurant,
Rugissant et hurlant à cause de sa mort.
Les Deux Seins de Danann et le Carn pleurent ensemble,
Et le mont Riabach est en grandes peines ;
Fionscoth maussade le proclame
Aux demeures féeriques de Bruine dans l’Eoghanacht.
Au moment où l’on baptisa le héros, enfant,
Mars lui accorda une lance pour le combat ;
Il lui donna un glaive, une pique et une écharpe de satin
Et Diane lui fit cadeau d’un anneau d’or.
Jupiter lui donna un habit de satin,
Le triomphe et la bravoure, la prouesse et la vaillance ;
Vénus lui offrit de grands dons :
L’élégance et la beauté et la jeunesse.
Pan lui donna son bâton et sa corde ;
Bacchus lui donna la raison dans la boisson ;
Vulcain lui donna l’habilité et la force —
Une forge de guerrier pour les armes de combat.
Sibylle lui donna du revenu dans sa main ;
Juno lui donna le renom dans les provinces ;
Neptune lui donna un vaisseau avec voiles,
Dans lequel tous les grands corps traversèrent les chenaux.
En philosophie il avait la force d’un Scotus ;
Son français était sans faute dans sa composition ;
En art oratoire et dans les langues érudites,
Et dans l’invention des vers, il rappelait Homère.
En raisonnement il était un Salomon solus ;
Et en poésie il mit Ovide en question ;
En force, Samson lui en donna de la portée,
Avec laquelle il abattit les énormes géants.
Hélas, ses maisons sont en misère cet automne,
Sans la musique de la harpe, ni devin ni savant,
Sans fête sans vin, sans compagnie, sans banquet,
Sans école de poésie, ni clergé ni doux arrangements !
Là où se trouvaient des bandes joueuses et loquaces,
Abondance de vins dans des gobelets d’or,
Des guerriers champions, des compagnies pleines d’esprit et de grâce
Dansant à la musique dans le salon de ton père.
Là où se trouvaient les savants, le clergé et les mimes ;
Là où se trouvaient les poètes, avec les bardes des provinces ;
Dans le château royal de ton père près de Glenair Eoghanacht.
Mon chagrin, aussi longtemps que je vivrai, que mon héros soit sous la dalle !
Des bandes de ceux-là, loin d’être épuisées par le banquet,
Tournaient avec esprit chaque ligne qui nous est transmise
Dans les histoires gaéliques sur la sagesse des héros,
De Clan Baoscne, et de Goll Mac Morna.
La ruine totale des enfants, qui ne peut se rétablir par la force,
Partant si tôt sous la pierre, dépéri ;
C’est un malheur par lequel chaque tribu hurle en sanglots,
Des rives de la Maine jusqu’aux bords de la Blackwater.
Hélas, ses gens sont meurtris, tristes,
Et l’injustice des Anglais les ravage si hardiment ;
Sans bouclier de défense, sans appui, sans porte,
Sauf Art, et il est si loin d’eux.
Tu étais leur seigneur, leur chef, leur compagnon ;
Tu étais leur vie, leur trésor et leur lumière ;
Tu étais leur joie, leur réjouissance et leur savoir,
Leur chien de piste, leur soutien et leur grand lot.
À présent, tu es la blessure et la peine de ton épouse ;
Tu représentais son abri, sa fleur et sa jeunesse ;
Étendu dans le cercueil, c’est un désastre pour Síle,
Pour Aodh et Art et pour les vivants qui leur restent.
Les Munsterois pleureront à la mesure de leur chagrin pour toi,
Depuis Inis Finn jusqu’à la maison royale de Mór ;
Depuis le bord de l’eau de la Shannon des voiles
Jusqu’au Saut de Condive, et à Baoi des grands vaisseaux.
Les femmes pleureront ta mort avec sanglots ;
Les enfants à naître te pleureront abondamment ;
Les savants, les clercs et les ordres te pleureront ;
Et moi-même, qui mourrai avec eux, je te pleurerai.
Hélas ! Ô chevalier rapide, courageux, dirigeant ;
Cette plainte par laquelle mes yeux verseront[i] des larmes ;
Hélas ! Ô défunt sans rétablissement à jamais maintenant ;
Une bénédiction éternelle à son âme au ciel !
L’Épitaphe
L’Ouest péniblement exhale ses plaintes,
Et le soleil pleure fort, et la lune est sous une brume,
Pour le héros sage à la mine merveilleuse ;
Diarmad le noble appui — malheur ! — gît dans la terre.
Il y a une oppression sur les landes et sur les montagnes noires ;
Il y a une sévère colère pour toujours dans les cieux à notre égard ;
La loquacité et la mélodie des oiseaux se sont tues
Depuis que, Diarmad O’Leary, tu t’es rendu à la terre.
Ô pierre, c’est l’illustre de la première famille des Fianna que tu couvres ;
Protège-le dans ton sein, rappelle-toi que c’est un célèbre Phénix
De la race d’Ith, de Bile et de l’aimable Mac Cún ;
Et que trois royaumes se lièrent en obéissance à ces trois.
Le troisième parmi ceux-là fut d’une fougue prodigieuse ;
Dans la bataille de Magh, se vengeant pour les héros de Munster,
Il mit Art Mac Chuinn, vaincu et affaibli, dans la tombe ;
Puis Mac Cún régna trente ans après lui.
Un prince et scion, venu directement de ces rameaux-là,
De leurs familles de vraie fidélité, et de leurs nobles racines ;
Le chef de la lignée de rois qui obtinrent règne et renommée,
Protège-le, ô pierre, sous ta face, et c’est notre chagrin.
[1] Dánta Aodhagáin Uí Rathaille, Rev Patrick S. Dinneen, ITS, Londres, 1911, page 118
[2] Aoibheall, reine des fées du Munster
[i] Radaid pour radfaid (siad) est possible