Élégie pour John Hassiad

Bien que cette élégie soit longue, sa composition suggère qu’elle était destinée à être récitée ; en effet, les structures répétitives y abondent et servent à augmenter la puissance émotionnelle des vers et à faciliter la mémorisation. L’anaphore (commencer plusieurs lignes avec le même mot) des douze premières lignes renforce le sentiment de perte. O’Rathaille utilise l’anaphore de nouveau dans la cinquième strophe (« Son visage »), la quatorzième (« Son œil ») et la quinzième (« Sa main »), pour mieux imprimer ces détails physiques dans l’imagination de l’auditeur. Il est fort à parier que le déclamateur modulait sa voix au fur et à mesure des répétitions, par exemple en augmentant l’inflexion expressive ou en radoucissant progressivement le ton. Pareillement, le poète répète la même construction (« leur » + nom) sur vingt lignes (lignes 68-89), donnant une accumulation qui amplifie les qualités du défunt et le drame de sa perte pour ceux qui l’écoutent : « leur » est plus euphonique que « votre » en gaélique et, je le crois, plus puissant sur le plan rhétorique.

La famille Blennerhasset s’était installée à Ballyseedy, Co Kerry à partir de 1611, et faisait partie des « Vieux Anglais ». Aux lignes 101-104 : O’Rathaille marque son appartenance : « l’Anglais de Munster » et décrit la rencontre heureuse d’Anglais et de poètes (proscrits), de vicomtes et d’évêques (bannis). Une certaine mesure dans les références, qu’elles soient classiques (Phébus, Nérée, Mars, etc.), bibliques (Salomon) ou gaéliques (Cliona), et les lieux mentionnés (Glennahoo, Dooaghs, Gortatlea, tous entre 10 km et 35 km de Ballyseedy) confirment pour moi l’intention de récitation publique de cette élégie.

Ce John Blennerhassett n’avait qu’environ cinquante ans lorsqu’il mourut, ce qui explique que l’on appelle « le jeune », et que son fils aîné soit encore mineur.

Voici le schéma rythmique, tendu et appuyé, des deux premières strophes. La quatrième ligne est exceptionnelle, puisqu’elle contient le nom du défunt ; ainsi la deuxième strophe donne une meilleure idée de la structure experte et efficace de l’élégie.

/a/ – /a/ – /a/ – /I/

/I/ /a/ /O/ – /O/ /I/ –

/a/ – /I/ – /I/ – /I/ –

/o/ /O/ /a/ – – /a/ – – /I/ –


/a/ – /é/ – /é/ – /I/ –

/a/ – /I/ – /i/ – /I/ –

/a/ – /o/ – // – /a/ /I/ –

/O/ – /é/ – /é/ – /I/ –

Remarquez la répétition du mot « creach » (perte ou pillage) dans les douze premières lignes du poème :

Élégie pour John Hassiad

Perte, et perte à travers le royaume,

Perte pénible dans la Province de Munster,

Perte, et oppression, et chagrin vénéneux :

John le jeune Hasset est sous une dalle, sans retour.


Perte des femmes dignes et douces ;

Perte des filles tendres et royales ;

Perte des faibles ; perte dure des savants ;

Grande perte terrible des bardes à tout jamais.


Perte douloureuse et misérable des indigents du pays ;

Perte coûteuse des enfants et des nourrices opprimées ;

Perte des Vieux Anglais, il était leur chef et leur directeur ;

Perte des Irlandais pour la vie éternelle.


C’était un champion noble, honorable, féroce,

Vaillant, prudent, refréné, gracieusement habile,

Royal, fier, infatigable, vigoureux,

Protecteur, pieux, beau et charmant.


Son visage était viril en lutte avec l’ennemi ;

Son visage sans malheur était tendre avec les vrais pauvres ;

Son visage était serein et calme avec les savants,

Son visage comme un ange que l’on invoque au tribunal.


Tu es une perte pour les détenus dans la prison de Tralee,

Au moment où l’on prouve les fautes de la compagnie ;

Le groupe des instruits te convoquait sans tarder,

Et tu n’étais pas lent à leur secours, toi, leur ami et leur bien-aimé.


Souffrance de mon ventre, brûlure de mon cœur,

Et grande douleur qui échaude ma chair ;

Un seigneur, sans blessure lors des combats avec l’ennemi,

Est couché dans le cercueil, sans signe et sans force.


De nombreuses têtes blondes affligées le pleurent

Depuis le rempart des Skellig jusqu’à Galway des lumières,

Avec l’indubitable tristesse que le faucon d’Inch

Gît sous terre sans restitution, et son enfant n’a pas l’âge légal.


Le Munster sait que ma chanson n’est pas de la flatterie :

Le rempart du Paradis s’éclaira par trente fois

Au-dessus de son cadavre par les tempêtes de furie –

Un œil voilé l’aurait vu, véritablement.


Le grand Phébus dans sa coche royale,

Venant pour sa veillée mortuaire, est assis ;

Éole envoya une rafale sur lui,

Par laquelle sa lumière fut noyée aussitôt.


Nérée, avec le vacarme du combat,

Laisse la mer inonder les terres ;

Luna est en larmes et fait gronder les marées ;

Et avec fracas la Shannon en furie le pleure.


Mars le sanguinaire, véritablement féroce en armes,

Avec la chair des charognes abondante alentour,

Pleure sans cesse puisque son disciple est mort :

John Hasset qui dominait les hommes de Munster.


Dans la Vallée des Tombes, les larmes coulent sans répit ;

Dans les Dunes, les vieillards se lamentent sourdement ;

Dans le Champ de la Montagne, on voit des milliers

Qui pleurent et sanglotent avec peine et lassitude.


Son œil ne baissait pas par mépris des miséreux ;

Un œil plus pur que le cristal le plus cher ;

Un œil plus vif que l’étourneau des bois ;

Un œil de faucon sans défaut au clair du jour.


Sa main était forte en faisant la guerre ;

Sa main, sans perfidie, était prodigue et libérale ;

Sa main, sur une arme, ne faillit pas devant ses ennemis,

Sa main aux exploits avérés, sans vantardise.


Dans les joues de ce plus altier des faucons,

Le sang rouge des Saxons rivalisait avec l’éclat de la neige ;

Son physique était beau, son esprit plein de courage,

Il était une tour devant l’ennemi pour le pauvre malheureux.


Un tourment sur la Mort, aux exploits les plus odieux !

Cette saccageuse qui terrasse les gens !

Cette calamité qui arrache la fleur du pays,

Leur tête sans défaut, leur demeure protégeant !


Car tu étais leur bouclier, leur casque, leur justice et leur empereur ;

Leur seigneur, leur lumière, leur soutien et leur régisseur ;

Leur noble, leur défense, leur clé et leur roi légitime ;

Leur soleil, leur champion devant l’inquiétude et leur javelot.


Leur gourdin de menace, leur porte et leur fort royal ;

La protection de leurs vies, de leurs villes et de leurs biens ;

Leur abri devant les tempêtes de la mer et des marées ;

Et leur garçon bouvier aux champs la nuit, tu l’étais.


Leur sauvegarde, quand ils t’appelaient pour les affaires du roi, tu l’étais ;

Leur voile pour voyager loin sur chaque parcours ;

Leurs vivres sans manque et leur subsistance et leur reconnaissance ;

Leur gloire, leur apôtre, leur affection et leur cœur, tu l’étais.


Leur chien de piste, leur appui et leur intelligence ;

Leur désir, leur asile et leur tour contre le criminel ;

Leur garde et leur chevalier, leur Oscar et leur guerrier ;

Tu étais leur prince, et ton peuple en a bien profité.


Leur coq de combat et leur étendard sans soumission ;

Leur renom, leur dépôt et leur sanctuaire protecteur, tu l’étais ;

Leur coin d’asile, leur clocher et leur faîte

Au-dessus des Vieux Anglais qui vivaient dans le royaume.


Il était leur navire à la mer, leur âme et leur opulence,

Qui ne s’abaissait pas à accepter des pots-de-vin, cela va sans dire ;

Il est certain qu’il élargissait ceux qui étaient condamnés,

Sans dommage, de leurs entraves, quand il siégeait à la barre.


Les Vagues de Clíona se lamentent fort tristement ;

La bouche de la Leine y répond, de même que ses habitants ;

Les pays côtiers se renversent sous les marées ;

Sa cour est sous un nuage et le sol le pleure.


D’habitude dans sa cour claire, une foule jouait,

Avec du vin venu à travers la mer, et des boissons offertes,

Du brandevin et du sucre au début de février,

Et les seigneurs de Munster sans défaut autour de lui.


D’habitude dans son château des Anglais l’accompagnaient,

Du clergé et des évêques, des princes et des vicomtes ;

La musique en ondées se jouait doucement

Dans le généreux palais de l’Anglais de Munster.


Hélas ! Mon chagrin ! Ma peine à jamais !

Que notre royal César soit si vite éteint !

Notre chevalier fort qui obtenait l’obéissance au tribunal ;

Un Salomon noble de raison et d’intelligence.


Hélas ! Son épouse pleure et se lamente sans cesse :

La dame pleine de dignité, courtoise et douce,

De la lignée de héros et issue de rois,

En solitude, voyez, elle s’en va pour le pleurer.


Son héritier, son nourrisson et son enfant, son bien-aimé,

S’étend, affligé à cause de son père ; cela nous fend l’âme.

Comme adorateur, j’implore sincèrement le Saint-Esprit,

Qu’on le laisse poursuivre le chemin de ses ancêtres.


Un héros qui était un vrai héros, et c’est une grande perte qu’il gît sans vie ;

Un lion qui était un vrai lion d’éminente famille saxonne ;

Une famille parmi les vraies familles vaillantes de Banba, vaincue ;

John, fils de John, fils de John de Ballyseedy.