Je boirais la Touques si elle avait un goulot, voilà ce que l’on dit de moi. Ou plutôt, ce que l’on disait : trois semaines sans une goutte, c’était ma plus grande sécheresse du foie. J’avais arrêté de boire pour de bon. Grâce au confinement ? Mouais. J’aurais pu rejoindre les gars de la gare, avec des packs de bière mexicaine et du kirsch de cuisine, mais non : cette fois j’allais vraiment m’en sortir. Je m’en sors : respectons la grammaire ; arrêter de boire ne se vit qu’au présent. Cela se conjuguerait ainsi : « après six semaines de fermeture, le troquet ouvre la semaine dernière. Hier, je passe devant deux fois. » Indigne d’un ancien instituteur, cette phrase n’est ni correcte ni juste. En vérité, j’évitais le boulevard pour ne pas tenter le diable. Combien de paies avais-je allongées sur le comptoir de Régina ? J’étais résolu à ne pas y laisser ma retraite, et de toute façon, j’avais déjà commencé à réduire.
Ce matin-là, j’avais passé deux heures à haleter sur Marguerite Duras : une personne par banc, ainsi que l’avait décidé la municipalité. Deux plombes, sans pouvoir me remplir les poumons du bon air iodé. J’avais eu le courage de renoncer à l’alcool, mais les clopes, c’était une autre histoire. Les confineurs de Paris étaient convenus de laisser les tabacs ouverts ; s’ils avaient fermé, aurais-je profité de l’occasion pour me sevrer de la nicotine, aussi ? Deux divorces au même moment, cela aurait été au-dessus de mes forces. Pourtant, ce n’est pas la volonté qui me manque, quels que soient mes autres défauts. J’avais dans ma classe de CM2 une vraie tête de bois, Emmanuel Dubois le bien-nommé, et je voulais lui donner de quoi dépasser son horizon social. C’était le sens de ma vocation. Un jour, excédé par les devoirs et par mon entraînement zélé, il m’a demandé : « À quoi ça sert, tout ce que vous me gavez ? » Pendant des semaines je cherchais une réponse juste. Ne l’ayant pas trouvée, j’ai pris une année sabbatique pour faire mon enquête. Une quête de sens, au fond. J’ai fait vendeur au marché, aide-maçon, plongeur de moulerie et marin pêcheur : quatre des cases dans lesquelles on allait sûrement confiner le petit Dubois.
Je n’ai jamais repris mon poste. « Un instituteur ne pourrait pas faire pêcheur, » m’avait-on averti. Pendant mes années sur le chalutier, l’avertissement devint injonction : « un instit ne devrait pas faire ça. » Après quinze ans de mer, lorsque le sonar et le sondeur prirent la place de Dieu, mes os étaient perclus de rhumatismes, et la désapprobation générale s’est mutée en pronostic avéré : « On te l’avait dit, Prof. » C’est ainsi qu’ils m’appelaient. Je devins alors un solitaire de plus dans cette ville prospère, pour qui je n’étais qu’une énigme résolue. Hélas, je n’étais pas encore au bout de mes peines : il m’avait fallu des années d’escarmouches avec l’administration pour faire reconnaître ma maladie professionnelle ; je ne rentrais jamais dans les bonnes cases. J’ai fini ma carrière en cuisine, de plongeur promu à maître ès moules. Et grâce à ma ténacité, j’étais parvenu maintenant à couronner le tout : arrêter la bibine, définitivement ; c’était ma fierté retrouvée, ma fête des maquereaux à moi, mon propre monument aux péris.
Pour mes camarades noyés, je fis le signe de la croix, puis je me suis levé péniblement. Dieu sait que je ne me laisse pas impressionner, mais une lame de vraie panique m’engloutit lorsque je suis retombé lourdement sur le dur bois bleu de Marguerite. Avec un grand effort, je me suis remis debout et je remarquai que je transpirais profusément. Ma première pensée affolée fut d’un éventuel AVC : je bougeai les pieds et les mains, je fis des grimaces et j’articulai exagérément mon adresse et mon numéro de sécu. Deux vacanciers pressèrent le pas devant moi sur les planches, m’épiant de l’orée du regard. Une fois convaincu d’avoir le contrôle de tous mes membres, j’égrenai mes hypothèses : il faisait trop chaud, j’avais dû consentir un trop grand effort pour me lever, mes hormones s’adaptaient encore au manque d’alcool, si ce n’était pas mon microbiote en dégrisement. Un sourire allongea mes lèvres et me donna le signal du départ ; je décidai de rentrer chez moi pour faire une sieste. Oui, j’avais laissé une fortune dans le troquet de Régina, mais Dieu soit loué que j’avais eu l’idée d’acheter cette petite chambre.
Il suffit que j’eusse fait (je vous ai dit que l’on m’appelait « Prof ») les quelques pas ensablés du banc aux planches pour deviner la véritable cause de ma fatigue extrême. Avec la fin du confinement, les locations Airbnb avaient recommencé. Cela faisait trois ans que mes voisins renonçaient à la lutte, les uns après les autres, et à chaque fois leurs chambres étaient rachetées pour en faire des nids d’amour en « location de courte durée ». Chaque nuit, des couples en tout genre coïtaient dans les petites heures du matin. Non pas qu’ils fussent singulièrement bruyants ni, en toute franchise, particulièrement ardents, mais nos vieux immeubles ont des cloisons fines comme des clinfocs. Ainsi, j’avais pris l’habitude de sortir me balader entre minuit et deux heures. Voilà : c’était le manque de sommeil qui m’avait exténué. Il fallait que je dorme jusqu’au dîner et puis, après avoir bouquiné un peu, que je ressorte de nouveau cette nuit. Puisque sourire me faisait avancer, je me dis « En avant, bourrique, ton jockey ne regarde pas vers l’arrière. »
Après minuit sur les quais, je croisais généralement le fantôme de l’opéra, les serveurs éreintés et les cinéphiles cynophiles. Il m’était aussi arrivé, voyant que Régina n’avait pas fini son ménage, de lui donner un coup de main avec les tables, et alors on partageait un café et j’avais l’illusion d’appartenir à un lieu. Mais le confinement avait supprimé le tintouin et m’avait rendu le sommeil, et donc ôté l’obligation de me promener. De plus, avec mon régime sec j’avais retrouvé le goût de la lecture. Ce printemps, Et leurs enfants après eux m’avait ému : encore une histoire de petites têtes de bois. N’en étais-je pas une moi-même ? En route pour ma chambre ce jour-là, je ne voyais sur les quais que des Parisiens qui avaient bravé la limite des cent kilomètres. Ils étaient accueillis à Trouville comme les truites de mer en mai. La plupart étaient jeunes, sans enfants, et probablement « en télétravail » : quelques coups de fil, un œil constant sur leurs smartphones, deux ou trois réponses entre les moules et les gaufres, et puis encore entre les gaufres et les huîtres.
Ma fatigue était telle que je pensais piquer un somme sur un banc près de Flaubert et ses pigeons critiques, et j’allais m’asseoir lorsque le banquier m’accosta. On l’appelle ainsi parce qu’il dort sous le porche du Crédit Agricole.
« Ohé, Prof, as-tu ton flacon de gnole ? me demanda-t-il.
— Non, lui répondis-je, et je n’en aurai plus jamais. J’ai arrêté de picoler. Va chercher du liquide à ta banque ! »
Je savais situer mon discours, et mes traits d’humour, à son niveau. Je me suis assis et il vint se placer debout devant moi, partagé entre une rage spontanée et une méfiance apprise.
« Tu peux te moquer, bourgeois, avec ton loft sur le quai. Je suis très bien dans mon gîte plain pied, il ne manque que les chiottes aboyeurs. File-moi de quoi acheter une canette.
— Va-t’en, banquier.
— Tiens, t’es ’soufflé, on dirait. T’es malade ? T’es en train de crever, enfin ? Si t’as pas la force de mettre les mains dans tes fouilles, je vais le faire.
— Fous-moi la paix. Laisse ça ! Oh ! Oh ! On ne détrousse pas les potes !
— Un billet de dix, tu ne voulais pas partager, espèce de rat. Les potes, c’est ’mordial. Mais tu ne fais plus partie de la bande. »
Voyant que je n’avais pas la force de l’empêcher, il en profita pour visiter toutes mes poches. En plus de mon argent pour les courses de la semaine, il sortit mon paquet de cigarettes.
« Si tu ne me rends pas mon billet, lui dis-je dans un grognement fatigué, tu vas dormir dans le lit de la Touques. Demain soir j’irai mieux, et je sais où te trouver. T’es mort, banquier.
— Oh, ça va ! Je te les rendrai, tes sous. Tiens, je ne prends qu’une seule clope. »
Conscient du risque qu’il courait, car il m’avait fallu le corriger plus d’une fois, il remit le paquet dans ma poche et s’éloigna.
« T’es mort, banquier !
— Ton fric est en s’curité avec le Crédit ’gricole ! Salut, Prof. »
La colère me fournit la force d’avancer sur le quai. Je passai devant l’ancienne banque devenue bibliothèque : là aussi, il faut payer pour emprunter, mais on en tire des richesses incommensurables. Après seulement une cinquantaine de pas, j’avais la tête qui tournait en tortil et je dus encore me reposer. Ce ne pouvait pas être la faim, j’avais bien déjeuné — pour la dernière fois cette semaine, probablement, parce que je n’aurais plus un rond jusqu’au samedi suivant. « Quelle est cette langueur ? me demandai-je, je ne me souviens pas d’une fatigue pareille. » J’eus alors l’idée d’emprunter un billet à Régina. Elle ne pouvait pas me le refuser. Le confinement lui aurait laissé un sacré trou dans la caisse, mais c’était une femme prudente, qui avait dû prévoir les mauvais jours : une Normande, quoi. Je l’imaginai ravie de rouvrir ; elle me verrait venir, et tout de suite elle verserait une lampée de mon pastis préféré, qu’elle poserait devant mon tabouret habituel. Comment trouverais-je le courage de résister ? Puisque je devais traverser le boulevard pour rentrer chez moi, il m’était facile de faire un crochet par le troquet. Lorsque je suis passé devant la mairie, j’ai formulé l’opinion que le gouvernement des hommes était enfin devenu aussi incompréhensible que les voies de Dieu. En effet, il nous avait fait voter en mars, puis il avait suspendu nos candidates dans un étale prolongé sans marée annoncée — figées dans une attente jupitérienne comme Marie et Élisabeth sur le mur du Bon Secours.
J’avançai, lent et flageolant, jusqu’aux tables du troquet, bien espacées sur le trottoir suivant le règlement et sur la route suivant le décret.
« Tu sais bien que j’ai comme règle de ne jamais prêter, me répondit-elle. Tu m’as vu tant et tant de fois refuser. Pourquoi viens-tu me demander ça ?
— C’est exceptionnel, et tu me connais bien, tu peux bien faire ça pour moi.
— C’est ce qu’ils disent tous. Dis-moi, tu n’aurais pas un coup dans le nez, toi ? Tu t’es mis à chopiner tout seul pendant le confinement ?
— J’ai justement cessé de boire. J’ai besoin de dix euros pour faire mes courses pour la semaine.
— Écoute, Georges, j’ai réfléchi pendant le confinement et je vais tourner la page : j’ai décidé de devenir un bar à tapas, avec de la musique, des événements et tout… Ce sera des tapas normandes, à base de crêpes et fruits de mer et tout. N’as-tu pas remarqué tous les changements ici ? Les meubles style récup’, la déco cool ? Ça m’a coûté un pognon de dingue ! Le monde change et je dois m’adapter. Après, ce ne sera plus comme avant.
— Je te félicite, » lui dis-je, et j’attendis. Je ne voyais que ses yeux au-dessus de son masque, et ils étaient devenus durs comme des billes de verre.
« Tu ne comprends toujours pas ? Je change de clientèle. Va trouver un vieux bar de marins, avec de vieux tabourets et de vieilles photos de bateaux et tout. Ici n’est plus pour toi.
— Peux-tu me prêter cinq euros, Régina ?
— Va-t’en, Georges. Je ne peux plus t’aider. »
Arrivé dans mon immeuble, je me devais d’essayer de gravir les cinq étages jusqu’à chez moi. J’interrogeais les marches, muettes et intraitables, lorsque la propriétaire des Airbnb pénétra dans l’entrée avec ses clients. Toute à son discours commercial, elle fit semblant de ne pas me reconnaître et monta l’escalier devant moi. La trentaine pimpante, elle est diserte, charmeuse et même convaincante aux assemblées générales de copropriété. Elle s’est fait facilement élire au Conseil Syndical et ensuite a fait poser des tuyaux partout. Mais notre vieux bâtiment a été construit pour une communauté en confinement solidaire : comme les marins qui vivaient pendant un mois sur un chalutier, les voisins réglaient leurs problèmes par la discussion. La propriétaire des Airbnb ne discute pas dans le couloir : elle a trouvé une mine d’or et elle entend l’exploiter à fond ; de même, ses clients paient pour être seuls au monde. Avant Noël, Mme Catherine du troisième gauche est partie, sa santé minée par le tapage, et Mme Levavasseur du quatrième aussi. La businesswoman a racheté leurs chambres aussi, et de nouveau il fallait entamer des travaux « d’utilité générale » pour le confort de ses clients. Ce n’est pas seulement chez nous que cela se passait ainsi : Airbnb est un virus très contagieux et Trouville l’avait attrapé.
Sans trop d’espoir, je me suis hissé sur la première marche. Mes mains glissaient sur la rampe : je transpirais désormais par chaque pore de mon corps. Assis sur la deuxième marche en attendant la force de poursuivre, j’ai fait le calcul de la durée de mon ascension de cinq étages, à treize marches par palier, au rythme de cinq minutes par marche. À ce moment-là la businesswoman redescendit, toute légère et affairée.
« Vous ne pouvez pas rester là, Monsieur Blum, dit-elle. Mes locataires vont remonter avec leurs bagages et vous… ils risquent de vous gêner.
— Je vais monter chez moi.
— Voulez-vous que je vous aide ?
— Je dois me reposer. » Je ne pouvais parler qu’en phrases courtes.
« Si vous êtes souffrant, vous pouvez consulter à la Maison Médicale. Rue CréActeurs, vous la connaissez ? Il y a toujours quelqu’un pour vous recevoir.
— Je ne suis pas malade. Je suis fatigué. »
Elle s’écarta soudain, alarmée, et sortit un flacon de gel hydroalcoolique, dont elle se frotta les mains.
« Vous êtes malade, Monsieur Blum. Voulez-vous que j’appelle le SAMU ?
— Effectivement, je me sens fiévreux. Je vais aller consulter. »
Elle avait raison. D’ailleurs, elle était la seule personne qui m’avait proposé de l’aide. Que la vie est mal faite ! Même les profiteurs sont gentils. Je descendis de la première marche, triste podium, et la remerciai pour sa prévenance. Puis je mis cap sur la Maison Médicale, juste derrière la gare, pour me montrer à nos héros acclamés.
C’est ainsi que je me retrouvai dehors à marcher lentement en direction de la gare, plié en deux comme l’indomptable Ginette, à l’esprit inconfinable. Au loin, je remarquai le vendeur de roses avec son grand seau blanc, masqué et prêt à visiter chaque tablée de la ville. Sans son sourire charmeur, comment vendrait-il ses fleurs ? Il n’a probablement pas eu droit au chômage partiel. Brave peuple de Trouville ! La Covid-19 aura sacré la reine des plages avec une nouvelle couronne, mais une couronne d’épines. En tout cas, la businesswoman m’avait mis le nez dedans et je ne pouvais plus me le cacher : fièvre, oppression, mal à respirer… j’avais le SARS-CoV-2 en locataire indésirable. J’ai hésité : si je n’avais pas la force de me traîner jusqu’à la Maison Médicale, devrais-je demander à quelqu’un de m’appeler le SAMU ? Je n’avais plus de portable. Mais — la bonne blague ! Demander à qui ? J’eus un petit rire jaune ; sur mon visage qui devenait bleu par manque d’air, cela devait faire joli, avec mon diadème de perles de sueur. Toute ma vie, cette interrogation s’est transformée en affirmation, sinon en impératif : pour moi, « aurai-je la force ? » veut dire « j’aurai la force ».
J’ai retraversé le boulevard et j’ai marché le long du quai, m’asseyant de temps à autre sur la rambarde en bois. Phénomène insolite : le fait de savoir ce que l’on a, d’y mettre un nom, apporte un espoir qui donne de l’énergie. Je goûtai à la satisfaction d’aller l’amble à un kilomètre par heure. Sur le trottoir en face, un goéland argenté se déconfina sur une Parisienne friquée : rien que de la routine, à Trouville-sans-maire. Mais je ne riais plus de mes sottises : j’avais peur. Tout ce que l’on racontait de la Covid-19 m’envahissait ; les images de respirateur me remplirent la tête et obstruèrent la mécanique de ma volonté, au point que la petite montée du parking, juste avant le pont des Belges, m’épouvantait. Tatillon comme un crabe, je comptai soixante-dix pas entre mes deux seuls amis du moment : la dernière rambarde en bois et le muret de granit sur la Touques. Je me motivais en me disant qu’une fois arrivé en haut, c’était tout plat comme le Prix Morny. Ensuite, au bout du Pont des Belges, je serais à mi-chemin. Pourquoi ne l’appelait-on pas le Pont des Irlandais, d’ailleurs ?
Il y a un banc de l’autre côté de la chaussée, à la dent creuse du quai Kennedy, et ce fut le but de mon étape suivante. Sans feux sur le pont, on n’est jamais sûr que les touristes donnent la priorité aux piétons. Il y en a toujours un plus pressé que les autres. Comme je n’arrivais pas à avancer, un automobiliste immatriculé 78 devait penser que je ralentissais exprès, alors il klaxonna. Ce doux bruit de klaxon nous avait manqué pendant le calme carême du confinement. Sous un regard yvelinois hostile, j’ai enfin atteint le trottoir et me suis affalé sur le banc, complètement essoufflé.
« Oh, le prof ! File-moi tes clopes ! »
C’était encore le banquier, mais cette fois il était bien éméché. Profitant de nouveau de ma faiblesse, il s’assit à côté de moi, fouilla dans ma veste, et prit mon paquet de cigarettes. Il en alluma une et me proposa une bouffée, que j’ai refusée. Offensé, il enfonça la clope dans ma bouche, ce qui me provoqua une quinte de toux.
« Arrête tes conneries, » cria-t-il en m’assenant une grande claque dans le dos. Le confi’ment t’a débarrassé de tous les vices ? »
La quinte reprit de si belle que je crus ne plus jamais retrouver l’haleine. Dégoûté par la plainte de mes bronches, le banquier entonna La chanson de la pomme : « Amis, soyons des hommes, tous à la fois… » ; de chaque côté du carrefour, tous les masques passants se tournèrent vers lui, ce qui l’encouragea à aller jusqu’au bout de la sérénade. Puisque personne ne l’avait bissé, il me décocha un méchant coup de coude dans les côtes.
« Tu sais pas chanter non plus, Prof ? T’es plus bon à rien. Je vais te foutre à la Touques ! Tu n’as qu’à la boire ! »
Il commença effectivement à me tirer du banc ; je n’ai offert d’autre résistance que mes soixante-cinq kilos sans un souffle, qui étaient trop pour ses efforts désarticulés. Je m’attendais à l’arrivée de la maréchaussée, mais pas aussi rapidement — décidément : après, ce ne sera plus comme avant. Lorsque l’équipe de policiers est descendue de voiture et s’est approchée de nous, le banquier se mit debout et tint un raisonnable équilibre.
« Salut les condés ! C’est le prof, il est saoul comme un cochon et j’essaie de le calmer.
— Vous ne pouvez pas rester ici : circulez. »
J’étais incapable de bouger, mais le banquier tituba en direction du pont. L’agent me bouscula et tenta de me lever.
« Je vous ai dit : circulez ! » Son collègue tenta à son tour de me mettre debout.
« Rentrez chez vous, Monsieur, sinon je serais obligé de vous embarquer. »
Je devais être littéralement gris ; leurs tentatives malheureuses de me soulever me firent glisser du banc et j’ai mis un genou à terre. Dans un souffle rauque qui m’a coûté mes dernières forces, je leur dis : « Je ne peux plus respirer. » Évidemment, ils pensaient que je me moquais de la police, que je leur faisais une blague à l’américaine.
« Ça suffit, maintenant. Trouble à l’ordre public, ivresse publique et manifeste, outrage à dépositaire de l’autorité ! Si vous ne vous partez pas immédiatement, vous allez passer un mauvais quart d’heure au poste. »
Une vive douleur me plongea dans la terreur ; j’ai vraiment cru que l’on m’avait poignardé dans le dos, et je me suis effondré complètement par terre. Les agents fouillèrent mes poches très visitées pour mes papiers d’identité, puis sollicitèrent les instructions du chef d’équipe, qui était resté dans la voiture.
« Chef, c’est un résident, IPM, refus d’obtempérer, et il se moque de nous. »
Tout d’un coup, un visage s’approcha du mien : les yeux et le front m’étaient vaguement familiers, le reste enfoui dans le cerceau d’un masque bleu marine. J’aperçus le galon jaune et rouge d’un brigadier-chef.
« Monsieur Blum, vous souvenez-vous de moi ? Emmanuel Dubois, en CM2. »
« Cet homme ne sent pas l’alcool, cria-t-il à ses hommes. Il est en détresse respiratoire. Il faut l’hospitaliser d’urgence. » Ensuite il me parla de nouveau, tout bas et très près de mon visage malgré le risque réel de contagion. « Monsieur Blum, c’est grâce à vous que j’ai eu mon brevet. Vous étiez le meilleur prof de la ville. »
Mes forces partaient comme la marée et je ne pus qu’esquisser un faible sourire en guise de reconnaissance. Je ne me souviens plus très bien de la suite des événements, je devais être dans un semi-coma. C’est seulement lorsque j’entendis la sirène des pompiers que je compris que l’on me portait enfin secours. C’était ma tête de bois, Emmanuel le bien-nommé, mon sauveur. Avant de fermer les yeux, j’aperçus la Touques élargie et sereine, couronnée des lumières du soir, qui avançait gracieusement vers la mer.
Alphonsus Stewart © 2020