Mai 2022
Si j’ai kidnappé le petit Achille, c’était pour qu’il se marre un peu. Ma fille a accouché par saharienne à Guingamp, à sept mois et demi de grossesse. Le gosse n’était même pas fini, mais il a attrapé une anomalie et on l’a transféré à Caen. Il avait des tuyaux partout, et une effusion dans le bras pour le nourrir. Quand je l’ai vu, branché comme un cochon dingue, j’avais les boules à zéro. C’est pour ça que je l’ai kidnappé.
D’abord je l’ai arrimé sur la banquette arrière, mais je ne supportais pas de le voir sanglé comme à l’hosto, alors je l’ai mis sur le siège passager. C’était mieux : il me reluquait quand je lui parlais, avec ses yeux bleus comme la mer en mai. Je ne regardais pas toujours la route, et parfois je devais redresser dare-dare ; on balançait et Achille aimait ça. Du coup, je faisais des zigzags à travers la chaussée.
J’ai pris la D27 pour éviter les barrages, mais même dans les villages on voyait l’alerte enlèvement sur les panneaux d’information. Juste avant Pegasus j’ai frôlé une bonne femme ; elle aurait pu se pousser en voyant une voiture de handicapé, non ? « Péniche au pois chiche » je lui ai crié. Achille a eu un vrai sourire et j’ai eu la chair de poule au cœur. « Miches de caniche, » j’ai gueulé encore. Le gosse n’avait qu’un mois, mais il était déjà très intelligent ; je voyais bien qu’il avait compris le jeu. On était bien ensemble, sans personne pour nous emmerder, et on s’amusait. Après, j’ai doublé un camion qui a klaxonné comme un marié ; avec sa corne de brume, on l’entendait jusqu’en Angleterre. Achille tournait ses yeux vers l’arrière, comme s’il voulait voir la tête du routier en rogne. Comment j’ai tracé, entre Varaville et La Bruyère, pour semer le camion ! J’ai pigé que le petit aimait bien quand on sautait sur des dos d’âne, alors j’ai accéléré encore pour qu’il ressente mieux la chute. Elle a de bonnes suspensions, la voiture du Cramé. Il me la prête tous les Noëls quand je vais à Guingamp.
Je n’avais jamais vu un bébé aussi beau qu’Achille, et il me zieutait comme pour ne plus m’oublier. À force de l’observer, j’ai failli prendre un arbre. Enfin, c’est à Saint-Vaast que je suis tombé dans le pétrin. On était ralenti à cause des travaux et Achille respirait mal. Son petit torse se creusait comme un soufflet, alors j’ai ouvert les fenêtres, mais il n’allait pas mieux. Puisque j’étais à dix à l’heure dans le bouchon, je l’ai pris dans mes bras — c’était interdit à l’hôpital et j’en avais rêvé. Si je l’ai kidnappé, c’était juste pour ça. Pour le distraire, je lui ai chanté : « Aimez-vous les pommes, les pommes en automne… ». Mais j’ai vite déchanté. Peau contre peau, j’ai compris qu’il était réellement malade. Il respirait trop vite et son visage virait au bleu sale comme la mer sous le grain. Il fallait vraiment que je le ramène.
J’ai coupé sur Villers pour retourner à Caen par la D513. Dans un parc j’ai vu une vieille, assise sur un banc, qui avait une petite tirette avec une bonbonne d’oxygène qu’elle sniffait dans un tuyau. Je me suis garé et j’ai emmené Achille.
« Madame, » lui ai-je dit, très poli. « Voulez-vous bien me prêter un peu d’oxygène pour le bébé, il a le hoquet. »
Elle m’a regardé très méchamment. Je croyais qu’elle était sourde et j’allais répéter plus fort quand elle m’a aboyé dessus.
« Tu te rends compte combien il me coûte, mon oxygène ? »
Je n’aimais pas qu’elle me tutoie comme si j’étais l’imbécile du village. Je calculais comment je pourrais lui arracher l’appareil, mais elle l’a compris et elle s’est agrippée à sa tirette.
« Il va crever, ton marmot, mais ce n’est pas mon cirque et ce n’est pas mes singes. File-moi vingt balles, je lui en donnerai un peu. Sinon, casse-toi. »
« Je n’ai pas d’argent. Juste cinq minutes, il en a vraiment besoin. »
« Donne. »
« Je te l’ai dit, je n’ai rien. »
« Donne le marmot, andouille ! »
Elle l’a pris comme si c’était l’Enfant Jésus, et lui a fixé le tuyau dans les narines. « Ben tu vois, il a besoin de changer d’air, le nounours, tout comme moi. Qu’il est beau ! » Elle lui caressait la tête, lui chuchotait des trucs de grand-mère. « Il est vraiment trognon. Comment s’appelle-t-il ? »
Je ne voulais pas lui dire. Elle m’a ignoré un long moment, puis elle dit : « C’est toi, le taré qui a enlevé le bébé. Comment as-tu fait ? »
« Ce n’est pas tes oignons, mémère. »
Ce n’était pas la bonne stratégie : elle a enlevé le tuyau et m’a tendu Achille. Je voyais qu’il n’en avait pas eu assez, son torse se creusait encore.
« Remets-lui. J’ai volé un complet de brancardier et je l’ai débranché quand l’équipe de jour et l’équipe de nuit faisaient leur réunion. »
« Il était en néo-natal au rez-de-chaussée ? »
« Non, au troisième, je crois que c’est un labo. J’ai pris l’escalier. Comme c’est une voiture de handicapé, j’étais garé juste devant la porte. »
La sniffeuse m’a fait un vrai interrogatoire. Elle respirait plus bruyamment, mais elle devenait moins grincheuse. Avec ses mots d’hôpital, je me suis dit que c’était une infirmière à la retraite.
« Tu es vraiment un crétin. Prends mon mobile et fais le 17. Répète ce que je dis, sans un mot de plus, sinon je te laisse là avec ton marmot crevé sur les bras. »
J’ai répété comme un perroquet au cul bleu : « On a trouvé le bébé enlevé. Parc San Carlo, Villers-sur-Mer. Il respire, mais il faut venir vite. » Le flic voulait mon CV mais j’ai raccroché.
Tout d’un coup, j’ai eu un gros chagrin. J’avais fait une énorme bêtise, c’était clair. Je ne suis pas un crétin, mais je n’ai jamais su m’y prendre dans la vie, ce n’est pas la même chose. Ma fille allait apprendre que je vis dans la rue, et je ne verrai plus jamais Achille. Déjà, je ne suis pas sûr qu’elle croie à mon histoire de marin long cours, quand j’y vais à Noël. La sirène des pompiers a interrompu mes flexions. L’équipe médicale faisait comme si on n’existait pas. Ils ont pris Achille sur un énorme brancard — on aurait dit la dernière crevette sur un étal vide. Dans l’ambulance, ils l’ont couvert de tuyauteries, comme à l’hosto.
« Est-ce qu’il va s’en sortir ? » demandait la sniffeuse au médecin-pompier.
« On ne sait pas, le chylothorax est très rare. Voyons d’abord son taux de saturation. Vous, vous devez attendre la police, d’ici là on fera d’autres mesures. »
Si c’était la brigade de Deauville qui venait, le capitaine Dubois allait me faire passer un sale moment. Je n’étais pas dans ses petits papiers. J’allais tailler la zone, mais la sniffeuse avait remis son appareil et elle m’a agrippé avec une poigne de forgeron.
« Toi, tu as fait assez de conneries pour un siècle. Tu vas rester là et quand les condés se pointeront, tu te la fermes, compris ? Pourquoi as-tu enlevé cet enfant ? »
« C’est mon petit-fils. Je voulais qu’on passe une soirée ensemble, juste lui et moi. Lui faire voir la mer, le montrer aux gars. J’allais le ramener. »
« Tu n’as même pas assez de jugeote pour être déclaré débile. Ça ne s’invente pas. Comment as-tu passé le permis ?
« Je ne l’ai pas. »
« Finalement si, tu es un abruti de première ! Des comme toi… »
Cette fois, c’était la sirène de la police. Dubois m’a reconnu, mais il ne s’intéressait qu’à la sniffeuse. Il a pris des nouvelles du petit dans l’ambulance, puis il est venu la voir.
« La mère Robert ! C’est encore vous ? Il n’y aura pas de sursis cette fois, vous allez prendre du ferme. »
« Oui, c’est moi qui ai enlevé le nourrisson, dit-elle, et j’en revolerai encore un dans six ans quand je sortirai. Pourquoi les autres peuvent accoucher, et pas moi ? »
« Six ! Ha ! Vous écoperez de douze ans pour récidive, c’est votre deuxième enlèvement. »
« Troisième. Et je m’en fous ! J’ai eu un quart d’heure d’amour dans ma vie de merde. Je ne peux pas donner la vie, mais je donne de l’amour. »
Dubois l’a menottée au banc et il s’est éloigné pour faire le dossier par téléphone.
La sniffeuse me parlait tout bas. « Ne fais pas tes yeux de cocker, tu me rends service. Je n’ai pas de quoi acheter les médicaments, et je serai mieux soigné en tôle. De plus en plus, tout est déremboursé, bientôt il faudrait payer pour passer devant une pharmacie. Écoute, tu vas venir me voir à la prison de Rennes, tu m’apporteras des nouvelles du marmot. Mais si tu viens me dire qu’il a crevé, je t’arracherai les yeux. Et maintenant, file ! »
Le soleil était déjà couché quand elle est montée dans la fourgonnette, fière comme la reine de la nuit. J’ai pris la poudre de tempête pendant que Dubois était occupé au téléphone.
Ça fait un an déjà, et j’ai revu Achille à Noël et même pour son anniversaire. J’ai revu la sniffeuse aussi, trois fois en prison, et une fois à l’hôpital quand elle avait une crise. Elle dit que les photos d’Achille lui font du bien. Comme elle n’est pas dangereuse, il n’y a qu’un seul gardien qui la surveille à l’hosto, et même un flic a besoin de pisser. J’ai le complet de brancardier, et l’auto du Cramé et j’y vais aujourd’hui. La sniffeuse va faire une petite cavale !