On aurait sans doute tort de voir dans ce poème seulement le cri d’amour du poète pour une jeune femme. L’attraction érotique, réelle ou inventée, est bien présente, mais ces lignes recèlent un thème habituel d’O’Rathaille : la louange des Geraldines. Strictement, ce mot désigne une branche des Fitzgerald établie en Munster, dont les comtes de Desmond. Cette famille avait participé à la conquête normande de l’Irlande au 12e siècle, et son influence sur le cours de l’histoire irlandaise est considérable. Comme les de Burgh, Barry, Lacy, Butler et autres envahisseurs, ils se sont lentement assimilés à la société gaélique jusqu’à en devenir des clans aussi respectés que les clans gaéliques originaires — avec qui, d’ailleurs, ils se sont apparentés par mariages innombrables au point de se perdre dans les ramifications généalogiques. Ils avaient gardé leur religion catholique, adopté la langue et produit une littérature gaélique, et donné leurs vies dans des siècles de luttes contre l’emprise anglaise de l’île.
On tombe parfois sur le terme Geraldines pour désigner, par généralisation, l’ensemble des vieilles familles normandes. Il ne faut pas les confondre avec les « Vieux Anglais », terme que l’on utilise plutôt pour les Anglais arrivés lors des confiscations Tudor, par opposition aux « Nouveaux Anglais » qui sont arrivés avec les confiscations guillaumites suite à la défaite de Jacques II.
Dans son histoire des Fitzgerald en 1655, le dominicain Dominic O’Daly leur donne une descendance des Gherardini de Florence, eux-mêmes issues d’Énée après sa fuite de Troie. Par assimilation, et dans le dessein de souligner la noblesse de leurs lointaines origines, les poètes gaéliques leur attribuaient du « sang grec », bien que ce soient les Grecs qui avaient détruit Troie et qu’Énée fuyait. Deux figures en particulier ont marqué l’imaginaire irlandais : Silken Thomas (Thomas le soyeux) qui mena une rébellion échouée contre Henri VIII, et Gerald Fitzgerald, qui mena une des trois grandes rébellions contre Elizabeth I. De nombreuses études historiques sérieuses décrivent le contexte complexe de ces rébellions, mais bien plus de légendes simplistes en font des héros nationalistes (un anachronisme) et gaéliques (et c’est ainsi qu’O’Rathaille les voyait).
D’après Dinneen[1], le sujet de ce poème est Lucie Fitzgerald, de Ballykennely, Co. Cork, célébrée dans d’innombrables effusions poétiques au début du 17e siècle. Dans mon roman Je n’appellerai pas à l’aide, j’emprunte son nom pour un épisode où l’on voit saper les certitudes du héros Egan, tout en renforçant le ton stoïque du récit. J’en profite pour présenter la classe des marchands aisés catholiques, peu nombreux à cette époque, mais politiquement très importants.
La description de la jeune femme reprend les thèmes familiers des aislings : cheveux longs, joues baie-et-lis, seins blanc-cygne, corps blanc-mouette, yeux étoiles, dents parfaites, voix enchantant. Sa beauté blesse le poète ainsi que des milliers d’admirateurs, et trouble Phébus lui-même. On y retrouve aussi des thèmes plus légers, caractéristiques de ballades populaires : le désir de se retrouver seul et sans importuns avec la jeune femme, même s’il faut aller jusqu’en Égypte.
C’est un poème de cinq huitains à quatre syllabes accentuées par ligne, où le premier distique est répété quasiment sans variation jusqu’à la fin.
– /é/ – – /a/ – – /é/ – – /a/ –
– /é/ – – /a/ – /i/ – – /O/
Cette régularité métrique renforce l’effet de légèreté chantante et fait penser aux planxty de Carolan, que l’on chante dans les tavernes lorsque le gris glisse au grivois.
[1] Dánta Aodhagáin Uí Rathaille, Rev Patrick S. Dinneen, ITS, Londres, 1911, page 168
La fille du Geraldin
Ô perle sans ombre tu me troubles entièrement ;
Écoute-moi sans colère, pendant que je raconte mon histoire,
Puisque, de façon incisive, tu as jeté des lances et des dards
En pluie à travers mes blessures, ils m’ont ravi la force ;
Sans contredit, j’irais jusqu’en Égypte au-delà des côtes,
Et en Erin je ne retournerais jamais, par ma volonté,
Sur la mer forte, ou sur terre, en fers ou en plaisir
Pour être avec toi, je ne serais pas navré, près d’une île, sans importuns.
Rameuses et plissées, ondoyantes et en boucles,
Éclatantes et longues sont ses mèches comme de l’or ;
Ses yeux sont des perles, comme l’étoile du matin,
Ses sourcils sont fins et droits, tracés comme la ligne d’une plume ;
Quant à l’aspect gracieux de ses joues, elles sont blanches comme la neige
Qui gaiement s’entrelace dans le rets de la rose ;
Phébus dans sa course au-dessus des femmes pose sur elle son regard
Et son front flamboie de son ardeur pour ses charmes.
Blancs sont ses seins comme des cygnes près des berges ;
Son petit corps, blanc comme neige, a l’éclat d’une mouette ;
Impossible de coucher entièrement sur le parchemin la bonté
De ce doux lis accort, de cette tendre fleur de vierges.
Avec des dents sans reproche, ses lèvres d’un rouge vif
Libéreraient du mal des milliers comme moi ;
La parole noble de sa langue est savante en histoires,
Et sa voix douce entraînerait de puissants boucs à travers les sommets.
C’est un Phénix du sang Geraldin, les Grecs du rivage,
Tendre parent de la famille de Milésius aux armées,
Et de tous ces héros tourmentés sans merci par les Anglais,
Sans force, sans terre, sans palais royal, sans provisions ;
Sans mensonge, le sang des Paor et des Barry,
Et des champions forts de Bunratty[1], coulent dans ses veines doublement ;
Il n’y a pas de noble prince ni de guerrier de la dynastie de Cashel[2]
Qui n’est apparenté à la jeune fille aimable sans défaut.
Je ne vois nullement son semblable en Erin ni en Albion,
Pour sa force, sa personnalité, son esprit et son apparence ;
C’est une jeune fille habile qui dépasse en traits et en renom
Hélène pour qui des milliers d’hommes périrent dans la bataille ;
Il n’y a pas d’homme en vie qui, voyant le matin
Son visage exempt de chagrin, n’échapperait à sa tristesse ;
Mes chaînes ! Ma peine ! Je ne peux me détacher d’elle
Dans mon sommeil, dans mes rêves, de nuit et de jour.
[1] Le château de Bunratty appartenait à la famille O’Brien depuis 1500, mais avait appartenu avant cette date à d’autres familles gaéliques et normandes, comme les MacNamara et les de Clare.
[2] Siège traditionnel des rois du Munster