La satire de Domhnall na Tuile et la réponse d’Egan O’Rathaille

Cosmic Bodies, James P. Kinsella, acrylic on 300g Echt-Bütten paper, 23cmx40cm, 2022

Sous l’ancien régime, les poètes gaéliques constituaient un réseau serré. Formés dans les mêmes écoles, ils se rendaient visite, correspondaient beaucoup et se retrouvaient lors des Cours de bardes. Même en dehors de ce regroupement annuel, les poètes veillaient jalousement sur le niveau de composition des uns et des autres. La forme la plus fréquente de contrôle collective était la satire. Typiquement, l’un d’entre eux s’adressait à tous les autres, en leur demandant de rejeter la composition d’un confrère, qu’il jugeait insatisfaisante.

À la suite de la Guerre des rois (1689-1691), la répression guillaumite disloqua cette communauté ; la poésie était considérée comme séditieuse, et les poètes comme des félons à traquer et à pendre. Ceux qui continuaient discrètement à écrire pouvaient difficilement soumettre leurs nouveaux poèmes à l’appréciation de leurs pairs. Pourtant, la critique collégiale est essentielle pour la qualité du travail créatif. Dans ce double poème, nous avons l’exemple de deux poètes isolés qui assument, malgré tout, leur devoir de censeur, par le biais de la forme consacrée.

Naturellement, on exprimait l’indignation devant la médiocrité de l’œuvre. Domhnall na Tuile se plaint de « plagiat » et dit qu’Egan est « aveugle aux convenances de la clarté »

Le lourdaud n’a jamais fait une ligne correctement

Sans mille défauts dans son cours tordu ;

Son avis n’est valable ni de biais ni droit ;

Il n’y a ni substance ni goût dans ses épigrammes.

Egan rétorque que Domhnall produit des « compositions sans aucun sens » et le déclare « pervers dans ses rimes gauches et difformes. »

Ô poètes de Munster, établissez un covenant ;

Sur cette croûte à la peau jaune,

Sur ce rimailleur bavard, imposez une charte :

Il est clair que ce qu’il a écrit sur nous n’est que démence

Cependant, la satire traditionnelle — comme si le divertissement compensait la censure — est majoritairement composée d’une description exagérément horrible du « fautif. » Chaque partie de son corps est passée en revue, et s’avère monstrueuse, dégoûtante ou dégénérée. Les poètes s’amusaient à parfaire la métrique de leurs lignes, en dépit du contenu léger, et les satires abondent en allitération, en rimes internes, en assonances méticuleuses et en dissonances étudiées qui renforcent le ressenti comique.

Les poètes « accusés » d’un manquement aux standards ripostaient. Il arrivait que sa réponse en attire une autre, et ainsi de suite. Une importante collection de ces répliques et contre-attaques se trouve dans La contention des bardes, avec pas moins de trente contributions entre 1616 et 1624.


Lecture sardonique des premières strophes de la satire de na Tuile et de la réponse d’Egan



  1. La satire de Domhnall na Tuile

J’ai promis de tisser rapidement une satire

Sur ce vagabond dissipé, ce rimailleur raide ;

Ce gros tas de plagiat, bizarre, déguenillé,

Et aveugle aux convenances de la clarté.


Pour se venger de ses insultes au savant, issu

De la vraie lignée de Corc, du Munster clair,

Je taillerai le bedon, la mine et les joues,

Et le cœur de ce lourdaud rustre et morose.


C’est un trompeur dégénéré, et balourd notoire,

Surtout disposé aux relâchements étouffants ;

Un grand flandrin dégingandé, un freluquet frivole

C’est un sagouin aux bévues et maladresses.


Le lourdaud n’a jamais fait une ligne correctement

Sans mille défauts dans son cours tordu ;

Son avis n’est valable ni de biais ni droit ;

Il n’y a ni substance ni goût dans ses épigrammes.


Je commence par son occiput pouilleux pustuleux,

À la peau noire et galeuse, à la nuque puante,

Où se trouvent des foules, des nuées de lentes

Dans ses vieilles mèches mal peignées et raplaties.


Il y a des centaines de creux dans son front tortueux et poilu,

Qui lui donne l’air d’un chat moribond dans une cour ;

Et chaque enflure de ses sourcils, comme des touffes d’épines noires,

Cache une multitude de poux tachetés qui suffoquent.


Les paupières du vaurien sont comme les mancherons d’une charrue

Mal crochues sur les creux de ses yeux de revenant ;

Et les oreilles d’un âne, comme des pelles à boue,

Qui tombent carrément jusqu’à sur ses épaules grossières.


Il y a une quantité de chassie et de la fange molle et putride,

Et un liquide graisseux, et une sécrétion fraîche,

Autour des yeux bigleux fainéants du voleur,

Cet ignare de mort-bois qui ne vaut pas tripette.


Les cavités de ses yeux grumeleux feraient de vraies crevasses

Convenables pour nicher un coucou sur le point de couver :

Ses joues vertes et ternes, tristement tachetées, chenues et décharnées,

Trop courbées, allongées par affaissement, ont l’air voraces.


Par les trous de son nez on peut voir, sans mensonge

Son palais bistré et même son gosier,

Dans lequel il engloutirait en courant les restes d’un festin,

D’où l’odeur moite et pourrie de ses rôts humides.


Sa langue boulimique est une longue sangle lâche,

Sinueuse, en travers dans son arrière-joue,

Et ses dents, colonnes bestiales d’un jaune fangeux,

Déchireraient avec grand-faim l’arrière d’une croûte.


Sur son gosier revêche il y a une multitude de gales,

Au-dessus d’une mare pleine de suppuration cireuse ;

La poitrine du lourdaud est comme un morceau de charogne

Déchiré par une meute dans un cloaque sombre.


Le sot fétide et débile a l’omoplate étroite courbée,

Et la hanche aux lombes creux et les reins étriqués,

Et des milliers de veines bleues se croisent mollement

Sur la forme de son ventre putride et bestial.


Ses jambes maigres sont pitoyables, méchantes, cruellement tordues,

Brûlées et couvertes de longs poils pleins de boucles ;

Il a des talons crochus, gercés et péteux,

Et des sabots grossiers sur ses pieds de rustre.


Ses mains molles sont gauches, fétides, creusées, froides et aiguës,

Très malades, aux plaies fraîches sur les paumes monstrueuses ;

Poilus, trapus, angulaires et aux articulations pointues

Sont les doigts tortueux de ce vieillard tout courbé.


2. La réponse d’Aogáin

Je raserai de près et je taillerai les griffes

De ce monstre face camuse et poussif,

Ce rancunier sinistre, ce galeux crevassé,

Ce railleur tondu aux pieds mouchetés,


Du haut de la tête, couverte de sales bêtes,

Infestée et inondée de gales putrides,

Jusqu’aux plantes des pieds du laquais entêté,

Vieux fanfaron rustaud tout rongé.


Je lacérerai le misérable fainéant flétri,

Pervers dans ses rimes gauches et difformes,

Le pingre verruqueux, le bourreau rusé,

Le courbe-échine dépravé à l’affreux jacassement.


Il est vermineux, visqueux, paresseux et malpropre,

Un vagabond fuyant, un menteur ;

Un bossu maigre, et un goinfre graisseux

Qui engloutit des déchets dans sa gueule vorace.


Le gibier de potence, je lui rongerai les pieds

Qui sont fourchus, cassés et blessés,

Avec deux talons durs couverts d’engelures,

De trous et de cavités poisseuses.


L’ossature de ses doigts est accoutrée

Par des ongles tordus aux pointes de fer,

Et ses deux jambes foulées, cassées et roussies,

Sont ravagées, enflammées et balafrées.


J’éplucherai ses genoux et les ligatures de ses tendons,

J’empêcherai l’injuste de marcher,

Avec ses deux petites fesses, comme deux planchettes nues,

Et sa taille toute jaune et toute gâtée.


Son ventre rebondi est suspendu sur son sexe,

Une ruine d’urine, plein de creux ;

C’est une panse bestiale, graisseuse, envieuse,

Que porte ce courlieu mal-instruit.


Il a la poitrine étroite, squelettique, jaune et poilue ;

Les yeux d’un voleur à la vue obscure,

Les poils raides d’un bouc et un dos de bigorneau,

Jauni, bombé, fétide et âcre.


C’est un imbécile sans instruction, un maladroit à pendre,

Une vieille tige fanée du flanc de la marée,

Un misérable aux ruses méchantes, un nigaud pointilleux,

Un ennemi endurci des nobles d’Erin.


C’est un picoreur de patates, un pataud de cabane,

Un maigre racleur de casseroles graisseuses ;

Un galeux démangé, un échalas en haillons,

Un simplet hargneux traînant ses maladies.


Son gosier laisse échapper une rafale de gaz

Qui inflige de cruels tourments sur des foules ;

C’est une charogne grossière, d’où vient une pestilence

À travers sa mâchoire rude béante.


ça, c’est Domhnall, l’horreur de ses voisins,

Un larron aux compositions sans aucun sens ;

Fils de Donnchadh, à la tête pleine de squames,

Jaloux, inhospitalier, débile et vite affaibli.


Ce vieux maigre a la tête desséchée et le pied flétri,

Il est tordu comme un tas de nœuds qui sue la graisse ;

Sournois, destructeur, c’est un querelleur rancunier,

Rusé, chamailleur, un sot dégénéré.


Il a la figure d’un singe en danger qui s’en va

En colère, détalant le long du mur ;

Ou comme un rat qui court à travers un cloître,

Poursuivi de près par de gros chats forts.


Ô poètes de Munster, établissez un covenant ;

Sur cette croûte à la peau jaune,

Sur ce rimailleur bavard, imposez une charte :

Il est clair que ce qu’il a écrit sur nous n’est que démence.


Il ne sied pas aux érudits d’entendre, ne serait-ce qu’une fois,

Des chansons d’une bouche qui ne verse pas la justice ;

C’est indigne que les nobles d’un beau pays honorable

Puissent louer par écrit son poème ou sa poésie.


L’envoi

Ce mesquin indigent, ce pauvre misérable, cette brindille fanée,

L’infâme verruqueux des ordures, à la bouche incohérente,

Le courbé qui livre ses amis pour l’appât jaune —

C’est sa langue imprudente qui a offensé Egan le Beau.