Les visions sont trompeuses. Celle-ci s’apparente à un rêve, léger et agréable, avant un réveil douloureux. Remarquez comment la première ligne est réjouissante et pleine de promesses dans la première strophe, et cette même ligne devient lugubre à la fin.
Les Sidhe (fées) appartiennent au monde caché, elles sont à la fois souterraines et aériennes, telluriques et éthérées. En français, hélas, ce mot croule aujourd’hui sous des connotations disneyennes, ou encore les images d’Épinal de la fée marraine et son antithèse la fée Carabosse. En Irlande, les anciennes croyances aux pouvoirs de la nature (rivières, vagues, arbres, etc.) sont mélangées à la pseudo-histoire du peuple De Danaan, dieux et magiciens, qui se seraient abrités sous la terre après la conquête de l’île par les Gaëls. Il faudrait traduire « sidhe » par « peuple souterrain aux pouvoirs magiques » : la lourdeur d’une telle périphrase fait préférer l’infidèle « fée ».
Qui sont les fées ? La poésie classique a surtout affaire avec des créatures puissantes, ou bien avec les banshees (fées féminines) qui avertissent d’une mort prochaine. On trouve diverses sorcières dans les grands cycles mythologiques, tandis que les lutins joyeux et farceurs, comme les leprechauns, apparaissent dans les contes folkloriques. Parmi les grandes fées, avatars de déesses celtiques, on peut citer Aibell, une des fées principales du Munster et qui serait intervenu lors de la bataille de Clontarf en 1014, Cliona qui vit sur son rocher à Glandore et fait résonner une vague sinistre, Áine et Grian qui habitent le Limerick, Una en Tipperary, ou encore Eileen en Armagh.
Les lignes 157 à 176 du poème Au chef Owen MacCarthy Riabach font une liste de celles avec lesquelles O’Rathaille et ses auditeurs étaient les plus familiers.
La croyance aux fées en Irlande persiste ; lors de mon enfance dans le Munster, il n’était pas question de mettre en doute la réalité des piseog (sorts), banshees et autres changelings. Nous nous méfions des aubépines, arbres tutélaires des fées, et surtout des raths, ces anciens forts celtiques et portes du monde surnaturel. Dans le chapitre La plainte des Sidhe de notre roman Je n’appellerai pas à l’aide, Egan affronte sa mélancolie en cherchant une audience avec le roi des fées, tout en s’interrogeant sur la coexistence de ses croyances chrétiennes et païennes.
La métrique de La vision est plus régulière qu’elle n’y paraît, sous ses variations de syllabes accentuées : voyez les parallèles entre la première et la deuxième strophe.
/o/ – – /I/ /I/ – – /o/ – – /ua/
– /u/ – – /I/ /I/ – – /o/ – – /ua/
/a/ – – – /I/ /i/ – /i/ – /ua/
/o/ – – /I/ /a/ – /o/ – – /ua/
/a/ – – /I/ /I/ – – – /o/ – /ua/
– /o/ – – /I/ /I/ – – /o/ – – /ua/
/o/ – /I//I/ /i/ – /o/ – – – /ua/
/a/ /o/ – – /I/ /I/ – – /o/ – – /ua/
De plus, il y a de plaisantes rimes internes sur un pied trisyllabique : lodamar, tarrastar, fearastar, leanastar etc. En somme, comme le dit Dinneen[1], c’est une petite pièce ravissante et très populaire.
[1] Dánta Aodhagáin Uí Rathaille, Patrick S. Dinneen, Londres, 1911, p. 22
La vision
Un matin avant que Titan n’eût l’idée de bouger ses pieds,
Au sommet d’une colline haute et douce que j’avais gravie,
Je rencontrai une bande de jeunes femmes plaisantes et aimables —
La troupe qui vivait à Seana des Fées, aux palais lumineux du nord.
Il se répandit une brume magique, radieuse et claire,
Depuis Galway des rochers luisants jusqu’à Cork des havres,
À la cime de chaque arbre, des fruits et des noix se perpétuèrent,
Avec des glands dans chaque forêt, et du miel pur sans fin sur les pierres.
Elles allumèrent trois cierges d’une lumière indescriptible
Sur le sommet du grand Mont Vérité dans la région de Conallach Rouge.
Je suivis cette bande de femmes aux capuches jusqu’à Thomond,
Et je les interrogeai sur la foi de ces rites dans leur ronde.
La jeune femme Aibell, à la mine rayonnante, répondit.
« Voici notre raison d’allumer trois cierges sur chaque havre :
Au nom du roi loyal qui sera bientôt avec nous
Gouvernant les trois royaumes, et les protégeant pour toujours. »
De la vision je m’éveillai soudainement dans une peur adoucie,
En pensant que la bonne nouvelle qu’Aibell annonça était vraie ;
En fait, j’étais tremblant de maladie, mélancolique et déprimé,
Un matin avant que Titan n’eût l’idée de bouger ses pieds.