Ce poème bouleversant a été composé comme lamentation sur le corps d’Art O’Leary par sa femme Eileen, au moment de la veillée funéraire, la nuit après son meurtre le 4 mai 1773. Il était habituel que la famille dise des paroles tout en pleurant, et parfois on faisait venir des femmes que l’on payait pour pleurer le mort par un panégyrique traditionnel : les qualités du défunt, les circonstances de sa mort, la désolation de sa famille et même de la nature, etc. Bien que ce poème fasse partie de la tradition orale, et emprunte certaines expressions ou figures classiques, il se distingue par la qualité de sa composition et par sa puissance émotive.
Les premières parties sont probablement ex tempore, y compris les interventions de la sœur d’Art (88 lignes) et de son père (12 lignes), mais la dernière partie date sûrement de novembre 1773, lorsque l’on a transféré les restes d’Art dans le cimetière du monastère de Kilcrea. L’ensemble a pu être embelli ou révisé par Eileen par la suite, et il y a certainement eu des ajouts et des oublis lors de la transmission orale : il a fallu attendre un siècle pour que l’on transcrive le poème.
L’histoire en bref : Art O’Leary était un officier dans l’armée hongroise. Eileen s’est enfuie de chez elle pour se marier avec lui. Il portait son uniforme, son épée et montait un beau cheval, ce qui irritait l’Ascendance protestante. Le shérif de Cork Abraham Morris, après plusieurs altercations, lui imposa la vente de son cheval à vil prix (les Lois Punitives permettaient à tout protestant d’acheter un cheval appartenant à un catholique pour cinq livres) et Art refusa. Le 4 mai 1773, voulant en finir, Art tendit une embuscade à Morris mais celui-ci avait été averti par un de ses espions. Il y eut un échange de feu et Art est tombé. Son cheval est rentré seul à la maison, et Eileen l’a enfourché pour venir trouver son mari sans vie dans un coin de pré.
Nous donnons le nom anglais aux lieux pour faciliter la compréhension, sauf ceux comme Ceaplaing ou Gaortha pour lesquels nous ne sommes pas sûrs de la situation. Pour la version et l’ordre des parties, nous avons suivi Seán O’Tuama, 1961, An Clóchomhar, Dublin.
Lamentation pour Art O’Leary
Eileen O’Connell
I
Eileen :
Je t’aime ardemment !
Le jour où je t’ai vu
Tout au bout du marché
Mon regard te fixa avec attention,
Mon cœur te donna son affection,
En douce, j’ai quitté ma famille pour toi,
Loin de chez moi avec toi
Je n’ai pas eu de regrets :
Tu fis chauler un salon pour moi,
Décorer des chambres pour moi,
Allumer un four pour moi
Attraper des truites pour moi
Rôtir de la viande pour moi
Abattre des bœufs pour moi ;
Le sommeil dans un duvet de canard
Jusqu’à la traite tardive
Ou plus tard si je le voulais.
Je te chéris ardemment !
Je revois dans mon esprit
Cette belle journée de printemps
Comme ton chapeau t’allait bien
Orné d’un bandeau d’or
Une épée à pommeau d’argent —
Le bras droit robuste —
L’allure menaçante —
Un véritable effroi
Pour un ennemi perfide —
Tu étais prêt pour aller l’amble,
Sur un cheval fin à belle face.
Les Anglais s’inclinaient
Jusqu’au sol devant toi,
Et non pas par bonté à ton égard
Mais avec la peur au ventre,
Bien que tu aies péri par leur fait,
Bien-aimé de mon âme.
Ô cavalier aux mains blanches !
Une épingle t’allait si bien
Tendue sur de la batiste,
Et un chapeau à dentelle.
Après ton retour par-delà l’océan
On vidait la rue pour toi,
Et non pas par amour pour toi
Mais avec une énorme haine pour toi.
Mon ami fidèle !
Lorsqu’ils me reviendront à la maison
Le petit Conchubhar affectueux
Et Fear O’Leary, l’enfant,
Ils me demanderont tout de suite
Où j’ai laissé leur père.
Avec douleur je leur dirai
Que je l’ai laissé à Kilnamartery.
Ils appelleront leur père,
Et il ne sera pas là pour leur répondre.
Mon ami et mon adoré !
Parent du Comte d’Antrim
Et des Barry d’Alkill,
Une lame te seyait bien,
Un chapeau à bandeau,
Chaussure fine élégante,
Et costume de l’étoffe
Que l’on tissa en exil pour toi.
Ardemment je te chéris !
Et je ne t’ai jamais cru mort
Jusqu’au retour de ton cheval
Avec les rênes traînant par terre,
Et le sang de ton cœur sur ses flancs,
Et sur ta selle façonnée
Où tu t’asseyais ou te levais.
D’un bond j’étais au seuil,
D’un second bond au portail,
D’un troisième bond sur le cheval.
J’ai frappé furieusement de mes mains,
Et je suis partie au galop
De toutes mes forces,
Pour te trouver mort devant moi
Au pied d’un petit buisson de genêt,
Sans Pape sans évêque,
Sans clergé sans prêtre
Qui liraient le psaume au-dessus de toi,
Juste une vieille bonne femme usée,
Qui étendait sur toi un pan de sa cape —
Ton sang ruisselait ;
Et je n’ai pas attendu pour le nettoyer
Mais je l’ai bu de mes paumes.
Ardemment je t’aime !
Alors lève-toi, mets-toi debout
Et viens avec moi à la maison,
Que je fasse abattre un bœuf,
Que j’ordonne une fête somptueuse,
Que nous ayons de la musique enjouée,
Que je te prépare un lit
Dans des draps clairs,
Dans de belles couettes bigarrées,
Qui te feront transpirer
Au lieu du froid que tu as pris.
II
La sœur d’Art :
Mon bien-aimé et mon trésor !
Beaucoup de belles femmes splendides
Depuis Cork des voiles
Jusqu’au Pont de la Toon,
Te donneraient un troupeau de bœufs aux prés
Et une poignée d’or jaune,
Mais n’iraient pas dormir dans leur chambre
La nuit de ta veillée funèbre.
Eileen :
Mon bien-aimé et mon agneau !
Ne crois pas ce qu’ils disent,
Ni la rumeur qui m’est venue,
Ni la parole de l’homme haineux,
Que je suis allée dormir.
Le sommeil n’a pas pesé sur moi :
Mais tes enfants étaient trop angoissés,
Et ils avaient besoin
D’être rassérénés.
Eileen :
Ô gens du tréfonds de mon cœur
Y a-t-il une seule femme en Irlande,
Depuis la pose du soleil,
Qui s’allongerait à ses côtés,
Qui lui donnerait trois enfants,
Et qui ne deviendrait pas folle
Pour Art O’Leary
Ici étendu sans vie
Devant moi depuis hier matin ?
Le père d’Art :
Maudit sois-tu, petit Morris ! —
Le sang de ton sein et de ton cœur !
Que tes yeux se voilent !
Que tes genoux se déchirent ! —
Toi qui as tué mon enfant,
Et il n’y a pas un homme en Irlande
Pour te cribler de balles !
Le père d’Art :
Mon bien-aimé et mon amour !
Et lève-toi, Art,
Saute en haut de ton cheval,
Avance et entre dans Macroom,
Et reviens par Inchigeelah,
Avec une bouteille de vin au poing —
Comme avant, chez ton papa.
Eileen :
Mon long regret, chagrin amer,
Que je ne fusse pas près de toi
Lorsqu’on a tiré la balle,
Que je ne l’eusse dans mon côté droit
Ou sur le dessus de ma chemise,
Et je te laisserais la liberté des collines,
Ô cavalier aux belles mains.
La sœur d’Art :
Mon regret acéré
Que je ne fusse pas derrière toi
Lorsqu’on a tiré la poudre,
Que je ne l’eusse dans mon flanc droit
Ou sur le dessus de ma robe,
Et je te laisserais la liberté de t’en aller
Ô cavalier aux yeux verts,
Car tu étais de loin préférable à eux tous.
III
Eileen :
Mon bien-aimé et mon trésor d’amour !
C’est atroce que l’on doive mettre sur un héros
Un cercueil et un capuchon,
Sur le cavalier au bon cœur
Qui allait pêcher dans les ruisseaux
Et boire dans les manoirs
En compagnie des femmes aux seins clairs.
Je suis mille fois bouleversée
Puisque j’ai perdu ta présence.
Malheur à toi, et ruine,
Ô Morris vil et fourbe !
Qui m’as ôté l’homme de mon foyer,
Le père de mes jeunes enfants :
Deux qui marchent dans la maison,
Et le troisième dans mon ventre,
Que je ne mettrai probablement pas au monde.
Mon ami de cœur et mon adoré !
Quand tu es sorti par le portail
Tu es revenu rapidement,
Tu as embrassé tes deux enfants,
Tu m’as embrassée sur les bouts des mains.
Tu as dit : « Eileen, mets-toi debout
Et range tes affaires,
Lestement et rapidement
Je quitte la ville,
Et nous ne nous reverrons peut-être plus jamais. »
J’ai pris tes paroles pour des plaisanteries,
Comme tu avais l’habitude de m’en dire souvent.
Mon ami de cœur et ma fortune !
Ô cavalier à l’épée brillante,
Lève-toi maintenant,
Mets-toi ton costume
Des vêtements nobles et propres,
Mets ton castor noir sur ta tête,
Revêts tes gants.
Voici ta cravache en haut ;
Voilà ta jument dehors.
Prends ce chemin étroit là vers l’est
Où les buissons se rabattraient devant toi,
Où le ruisseau se rétrécirait devant toi,
Où les hommes et les femmes s’inclineraient devant toi,
S’ils ont appris les bonnes manières —
Mais je crains qu’ils n’en aient plus maintenant.
Mon amour et mon ami tendre !
Et ce n’est pas la mort d’un parent à moi,
Ni des trois bébés que j’ai perdus ;
Ni de Donal le Grand O’Connell[1],
Ni Conall que l’inondation a noyé[2],
Ni la femme de vingt-six ans
Qui est allée là-bas à travers la mer
Pour trouver le parrainage des rois[3] —
Ce n’est pas tous ceux-là que j’acclame,
Mais Art que l’on a renversé
Dans la prairie humide de Carriganimmy ! —
Cavalier de cette jument baie
Qui seule me reste ici —
Sans un être vivant près de lui
Sauf les petites femmes noires du moulin,
Et pour comble à mon malheur
Sans même une larme à leurs yeux.
Mon bien-aimé et mon agneau !
Art O’Leary,
Fils de Conchubhar, fils de Céadach,
Fils de Laoiseach O’Leary,
De Gaortha dans l’ouest
Et de Caolchnoc dans l’est,
Où poussent les baies,
Et les noix sur les branches
Et une abondance de pommes
Chacune à sa propre saison.
Comment s’étonner
Qu’Iveleary entière s’enflammât
Ainsi que tout Ballingeary
Et la sainte Gougane Barra
Pour le cavalier aux belles mains
Qui laissait la chasse épuisée
Et haletant depuis Grenagh
Lorsqu’on arrêtait les lévriers ?
Et ô cavalier à l’œil espiègle —
Mais que t’est-il arrivé hier soir ?
Car je croyais moi-même
Que la vie ne te tuerait pas
Le temps où je t’achetais des vêtements.
IV
La sœur d’Art :
Mon bien-aimé et mon amour !
Chéri par la multitude du domaine,
Où il y avait dix-huit nourrices dans le même lieu,
Qui obtenaient toutes leurs salaires —
Une vache allaitante dans le pré,
Une truie avec sa portée,
Un moulin à un gué,
Or jaune et argent blanc,
Soieries et beaux velours,
Des biens fonciers —
Elles lavaient leurs seins allaitants
Pour le petit adoré des grandes belles femmes.
Mon amour et mon chéri !
Et mon amour de tourtereau clair !
Bien que je ne sois pas venue vers toi
Ni aie mené mes troupes avec moi,
Ce n’est pas une honte pour moi
Car ils étaient confinés
Dans des chambres closes
Et dans des cercueils étroits,
Et dans un sommeil sans réveil.
N’eût été la variole
Et la mort noire
Et la fièvre écarlate,
Cette cavalerie féroce
Secouant leurs rênes
Aurait fait grand bruit
En venant à ton secours
Ô Art au torse clair.
Mon amour et mon affection !
Parent de la rude cavalerie
Qui chassait dans les vallées,
Et que tu faisais rebrousser chemin,
Pour les ramener tous à la maison,
Où l’on aiguisait les couteaux,
Où l’on coupait du porc,
Et du mouton, on ne comptait pas les côtes,
Et des poules rouges et grasses
Qui ferait s’ébrouer les chevaux —
Des chevaux fins et velus
Et des garçons auprès d’eux
À qui l’on ne faisait pas payer le gîte
Ni le pâturage de leurs chevaux
S’ils restaient là une semaine,
Ô frère du centre de mon affection.
Mon bien-aimé et mon agneau !
C’est une vision à travers mon sommeil
Qui m’est venue hier soir
À Cork, tard
Dans mon lit toute seule :
Que notre belle maison était tombée,
Que la Gaortha était tarie,
Que tes lévriers restaient sans voix
Et les oiseaux sans douceur,
Au moment où l’on t’a retrouvé sans vie
Dehors au milieu de la colline,
Sans prêtre, sans clergé,
Juste une pauvre vieille femme
Qui t’avait couvert d’un coin de sa ratine
Lorsqu’on t’a laissé dans la boue,
Ô Art O’Leary,
Avec ton sang qui caillait
Sur le devant de ta chemise.
Mon amour et mon chéri !
Que cela t’allait bien,
Tes chaussettes à cinq plis,
Tes bottes jusqu’aux genoux,
Ton tricorne de Caroline,
Et le fouet animé
Sur un grand cheval plaisant —
Nombreuses belles femmes courtoises et polies
Te regardaient à la dérobée.
Eileen :
Je t’aime ardemment !
Et quand tu allais dans les grandes villes
Soumises, fortifiées,
Les femmes des marchands
S’inclinaient jusqu’à terre devant toi,
Car elles comprenaient dans leurs pensées
Que tu étais un beau compagnon de lit,
Une belle bouchée de cheval,
Un beau père d’enfant.
Eileen :
Jésus Christ le sait
Qu’il n’y aura de bonnet sur ma tête,
Ni chemise sur mon flanc,
Ni soulier sur la plante de mes pieds,
Ni meuble dans toute ma maison,
Ni rêne sur la jument baie,
Que je ne dépenserai dans les tribunaux,
Et que j’irai là-bas à travers la mer
Pour parler avec le roi,
Et si jamais on ne s’intéresse pas à moi
Que je reviendrai
Jusqu’au goujat au sang noir
Qui m’a privé de mon trésor.
V
Eileen :
Je t’aime mon précieux !
Si mon cri résonnait
Jusqu’à Derrynane loin à l’ouest
Et à Ceaplaing des pommes jaunes,
Beaucoup de cavaliers légers et hardis
Et de femmes aux foulards blancs sans tache
Viendraient ici sans délai
Pour pleurer sur ta tête
Ô Art O’Leary le plaisant.
La sympathie de mon cœur
Va aux femmes claires du moulin
Parce qu’elles ont versé de belles larmes
Pour le cavalier de la jument baie.
Que ton cœur brûle violemment
Seán MacUaithne[4] !
Si c’était un pourboire que tu cherchais
Pourquoi n’es-tu pas venu vers moi,
Et je t’aurais donné beaucoup :
Un cheval à longue crinière
Qui te remporterait
À travers les foules
Le jour de ta détresse ;
Ou un beau pré de bétail pour toi,
Ou des brebis portant agneaux pour toi,
Ou un costume de gentilhomme
Avec éperons et bottes hautes —
Bien que cela me navrerait
De les voir sur toi,
Car j’entends dire
Que tu es un gueux misérable.
Ô cavalier aux belles mains,
Puisqu’on a abattu ta main,
Monte jusqu’à Baldwin[5],
Le vil petit sot,
Le maigrelet aux pieds lourds,
Et obtiens satisfaction de lui
Pour venger ta jument
Et le traitement de ton bel amour.
Qu’il ne profite pas de ses six enfants !
Sans nuire à Máire[6],
Et ce n’est pas par amour pour elle,
Mais parce que ma mère
L’a portée dans son ventre
Pendant neuf mois.
Mon amour et mon chéri !
Tes meules de foin sont dressées,
Ta vache jaune donne du lait ;
Et dans mon cœur est un deuil de toi
Que la Province de Munster ne peut guérir
Ni les Mages de l’Île des Blonds.
Avant qu’Art O’Leary ne me revienne
Rien n’éteindra mon chagrin
Qui broie le centre de mon cœur,
Emmuré fermement
Comme s’il y avait une serrure sur une malle
Et que la clé s’est perdue.
Ô femmes ici qui pleurez,
Mettez-vous debout sur vos jambes
Parce que Art fils de Conchubhar réclame à boire,
Et puis encore, à la santé des pauvres,
Avant qu’il ne rentre au monastère[7] –
Non pas pour apprendre le savoir ou la musique, Mais pour porter terre et pierre.
[1] Père d’Eileen, mort en 1770
[2] Frère d’Eileen
[3] Une sœur d’Eileen, qui avait émigré en Autriche où l’Impératrice Marie-Thérèse fut la marraine de son enfant aîné, est morte de la variole
[4] L’homme qui a dénoncé Art
[5] Beau-frère d’Eileen, qui remit la jument aux autorités pour éviter des poursuites
[6] Sœur d’Eileen
[7] i.e. le cimetière