Le fils du Racheteur

Voici l’un des poèmes les plus connus d’Aogáin O’Rathaille, que l’on trouve dans de nombreuses anthologies de la poésie gaélique. Il est probable que le « fils du racheteur » désignait Jacques III (Jacques François Édouard Stuart, 1688-1766), que les jacobites irlandais estimaient le véritable roi des trois royaumes d’Irlande, d’Écosse et d’Angleterre. Breandán O’Buachalla[1] propose trois possibilités pour l’identité du personnage péri en Espagne de la huitième strophe : Ball Dearg O’Donnell, Jaques Fitz-James (duc de Berwick) ou le comte Daniel O’Mahony.

Toutefois, pour apprécier ce poème, il faut regarder au-delà des faits historiques, et ressentir les fortes émotions que l’auteur a concentrées dans ces vers. La femme décrite est belle et délicate ; elle souffre, mais reste digne ; avec ses guets sur l’océan vide, on devine sa solitude et sa détresse ; la fin brusque et terrible, sans commentaire inutile, résonne en écho et augmente la puissance de la vision. L’impression est renforcée par une métrique sans faille et une assonance extraordinaire.

C’est un poème tendu et dense, extraordinairement efficace pour les auditeurs de l’époque, qui connaissaient la tradition de l’aisling. À la première strophe, O’Rathaille présente en 4 lignes ce qui, par exemple, prendra 32 lignes à Eoghan Rua O’Suilleabháin dans Au bord d’une rivière allongé (Cois taobh abhainn sínte). L’angoisse actuelle de l’Erin est constamment juxtaposée, soit avec la fermeté des rois d’antan, soit avec la force de ses amis lointains. Ce présent et ce passé posent naturellement la question de l’avenir : chaque strophe se termine par le renouvellement de l’expectative. La chute est d’autant plus brutale. À la fin du poème, le poète informe l’Erin de la mort de celui qu’elle attend, et elle en meurt.

Par ces lignes doit-on croire qu’O’Rathaille avait perdu tout espoir ? Ce n’est pas mon opinion, et dans mon roman historique Je n’appellerai pas à l’aide, je montre le poète qui persévère malgré tout. Un court chapitre est dédié à ce poème, afin de souligner son importance. « Le fils du marchand… devint l’incarnation allégorique du vrai roi en exil. » (p. 296, Tome 1) Dinneen[2] suggère la date de 1700 pour Le fils du racheteur, mais on trouve une forte espérance jacobite chez O’Rathaille dans des poèmes que l’on peut, avec certitude, dater plus tard. O’Buachalla lie ce poème et sa désillusion aux expéditions jacobites ratées de 1708, 1715 et 1719. De toute façon, en gaélique ou en anglais, les Irlandais ont continué à produire des œuvres jacobites longtemps après la fin objective de la possibilité d’une dynastie catholique sur le trône à Londres.

Le Fils du Racheteur

Une vision amère je vis, lorsque dans mon lit j’étais faible et épuisé :

La jeune femme douce qui s’appelle Erin venait vers moi à cheval ;

Avec ses grands yeux verts, sa chevelure épaisse bouclée, sa taille déliée, ses beaux sourcils,

Elle déclara que le Fils du Racheteur viendrait pour elle, avec passion.


Sa bouche délicate, sa voix si tendre : cette fille est notre vraie bien-aimée,

Épouse de Brian auquel obéirent les Fianna ; ses troubles m’infligent une blessure cruelle.

Elle subit la matraque de l’Étranger, écrasée sans cesse, la belle femme gracieuse, ma parente ;

Aucun moment de répit ne viendra pour elle jusqu’au retour du Fils du Racheteur.


Des centaines sont assaillis d’amour pour elle, avec le doux mal d’aimer pour sa fine peau :

Des enfants de rois, des fils de Milésius, des guerriers féroces et des héros ;

Son visage est sans expression, elle ne s’éveille pas ; attristée, angoissée,

Aucun moment de répit ne viendra pour elle jusqu’au retour du Fils du Racheteur.


Ce qu’elle m’a conté est une histoire accablante, ses troubles sont mon tourment violent !

Qu’elle soit sans musique sur le chemin des larmes, sans ses rangs véritablement forts en exploits,

Sans clergé, sans ordres, en grande peine, une esclave pour chaque mercenaire ;

Elle restera branche sèche, sans prendre homme, jusqu’au retour du Fils du Racheteur.


Elle dit encore, la douce et tendre femme, du fait de la tombée de ses rois consorts —

Conn et Art, aux vaillants règnes, et aux bras habiles dans le combat ;

Críomhthan le fort, qui prit des otages à travers la mer, et Laoi macCéin, le robuste —

Qu’elle resterait branche sèche, sans prendre homme, jusqu’au retour du Fils du Racheteur.


Elle regarde au sud, jour après jour, sur la plage pour guetter les bateaux,

Et au sud-est attentivement, à travers l’océan ; sa douleur est ma tristesse maintenant ;

Ses yeux scrutent l’ouest, espérant en Dieu, sur la mer haute, orageuse mais déserte ;

Elle restera branche sèche, sans prendre homme, jusqu’au retour du Fils du Racheteur.


Ses frères bigarrés sont à travers la mer, les multitudes aimées de la jeune femme ;

Il n’y a ni fête, ni affection, ni amour pour aucun de ses amis, je l’admets ;

Ses joues moites, sans trêve et sans joie, sont mélancoliques et couvertes de noir.

Aucun moment de répit ne viendra pour elle jusqu’au retour du Fils du Racheteur.


Je lui dis, en entendant son histoire, que celui qu’elle attendait avec amour avait péri,

Que là-bas en Espagne il avait trouvé la mort, et que personne n’avait pitié de sa peine ;

À l’ouïe de ma voix à côté d’elle, sa forme tressaillit, et elle cria ;

Son âme s’échappa de son corps d’un bond ; hélas, la femme sans vie !


[1] Dánta Aodhagáin Uí Rathaille : reassessments, Breandán Ó Buachalla, ITS, Dublin, 2004

[2] Dánta Aodhagáin Uí Rathaille, Rev Patrick S. Dinneen, ITS, Londres, 1911, page xiv