Sur la mort de Seán O’Mahony l’éphélidé

Les élégies sont souvent longues. Elles sont destinées à être récitées lors d’assemblées et il ne s’agit pas de brusquer l’hommage au défunt. Ce n’est pas une poésie intimiste pour une lecture individuelle. C’est pour cela qu’elles peuvent lasser le lecteur moderne. Sans doute, les récitants savaient moduler le ton, le volume et la vitesse suivant la réaction de l’auditoire et la beauté ou la puissance de certains passages, comme peut le faire un acteur moderne donnant un monologue.

Le contenu est codifié et attendu par l’auditoire, qui attend aussi que l’auteur apporte sa touche personnelle, comme les compositeurs transforment un kyrie ou un ave maria. Ici, on retrouve la réaction atterrée du poète à la nouvelle du décès, puis toutes les qualités du défunt ; la nature (rivières, landes, cieux, oiseaux, mer) est détraquée par cette disparition, et le poète lui-même tombe très malade. Le défunt descend des rois, et il avait la générosité de ses ancêtres ; sa femme et sa famille le pleurent. Comme souvent, ce poème finit par une prière, un dernier éloge et une adresse à la pierre tombale.

Les références illustrent la haute généalogie du défunt : Milésius et Éber font référence aux mythes d’origine des Gaëls en Irlande, Cian fut roi de Munster à la fin du premier millénaire, l’âge d’or irlandais, et Cúchulainn renvoie aux grands cycles mythologiques ; on y trouve Atropos aussi, au détour d’une ligne, car la culture classique était répandue en Irlande au dix-septième siècle, même parmi les paysans.

Les poètes sont mentionnés dès la première ligne, et on retrouvera au moins six rappels de la générosité du défunt envers les lettrés. Ainsi dans le roman Je n’appellerai pas à l’aide, Egan compose ce poème pour son mécène provisoire, son ami Donal, au moment où il se retrouve sans ressources et renoue avec sa première ambition c.-à-d. devenir le poète attitré d’une grande famille gaélique.

Le poème est bâti sur des quatrains non syllabiques de quatre pieds, terminant avec une rime féminine maintenue sur l’ensemble des cent lignes (sauf le dernier quatrain qui est l’épitaphe). La plupart des lignes contiennent des rimes internes syllabiques et une assonance de consonnes, souvent reprises sur tout le quatrain. L’ensemble est très harmonieux, avec un rythme répétitif comme une prière ou un hymne.

Sur la mort de Seán O’Mahony l’éphélidé

Hélas et hélas ! La perte des poètes !

Un hélas sombre et un hélas de dénuement et de tribulations !

Un hélas du cœur : te voilà qui gis sans force, sans vie

Ô Seán, fils de Tadhg, enseveli sous une pierre tumulaire.


Grain du blé sans ivraie sans déviation !

Fort hospitalier, prince gracieux des plaisirs !

Noble, obligeant, libéral, tendre-pur,

Cultivé, doux, renommé, courtois.


Hélas et hélas le puits de libéralité

Est parti dans la tombe au début de sa vie !

Un hélas permanent pour ceux qui cheminent l’Irlande :

On a mis le lion courageux dans un habit d’argile.


Un grand homme de savoir-vivre et le trésor des poètes,

Vigne saine, branche des héros,

Fin lecteur des annales d’Erin,

Fibre de la générosité, qui n’avait pas abandonné la bonté.


Rose des sages, mine sans défaut,

Qui vêtit l’homme de lettres, le barde et le savant —

La compagnie qui errait à travers le Munster —

Dans une belle demeure, aimable, superbe, charmante.


Une pomme fragrante et forte il était,

Un champion en bataille pour soutenir son vrai Roi,

Prince agréable qui écoutait les poèmes

Bien-aimé des demoiselles, leur préféré et leur amour par cent fois.


Sa famille était courageuse, vaillante,

Sage, bienveillante, une fleur qui ne fléchirait pas,

Héroïque, féroce, magnifique, hardie,

De la descendance de Cian des terres d’Erin.


L’enterrement de Seán a embrumé les cieux ;

Gisant dans la tombe sans force dans les membres

Est le champion des cavaliers, vif, vaillant, fort, habile,

Une étoile de repère, une comète du ciel.


Un bâillon se posa aux bouches des oiseaux

Quand il fut enterré — triste nouvelle !

La source du lait pour les faibles et infirmes sans défense,

La vache des pauvres, et leur seule porte.


Leur amour, leur affection, leur bien-aimé et leur raison,

Leur chéri, leur appui et leur voix douce,

L’amour de leur âme, leur camarade et leur clerc,

Leur Cúchulainn au jour de rassemblement à la mêlée.


Pitié des pitiés, ton sein sous une pierre tombale ! 

Petit-fils de Seán le jeune, grand lion, grand prince,

Mécène généreux qui subvenait aux besoins de centaines,

Sans trouble ni rancune, sans répugnance ni peine.


À cause de sa mort, des inondations vinrent aux cieux,

La mer cria durement et âprement en permanence.

Les vallées de la terre et des landes rugirent,

Les vagues et l’eau des montagnes furent en folie.


Belle branche feuillue, ma ruine tourmentée,

Parce qu’Atropos a coupé le fil de sa vie !

Homme fort, leste et vigoureux, qui vainquit les loups,

Il n’était pas saxonisé, ni triste, ni obstiné.


La mort du fils de Tadhg a laissé un nœud dans mon foie,

Et un rongement dans mes genoux fatigués, faibles, malades,

Un mal constant douloureux dans ma poitrine gelée,

Et une fièvre d’estomac qui fait frissonner mon corps.


Mon cerveau malade est sans pouvoir ni effet,

Ma main tremble, je suis fiévreux, indolent et infirme,

La force de mes pieds est empêchée, les deux à la fois,

À force de pleurer mon cavalier sans défaut ni déviation.


Les bardes d’Erin savent parfaitement

Que ce preux que je chante est de descendance royale,

Cet homme est un berger princier du sang d’Éber,

De la noble race de tous les rois de Munster.


Pommier pieux, beau, puissant,

Qui donnerait à boire au malade pâle,

Et de la nourriture s’il en manquait, bien qu’il soit triste de le dire,

Et qui ne fermait pas sa porte devant le défilé des centaines.


Sa généalogie est là, complète

Dans le livre de Munster écrit depuis le premier homme,

Ou dans le saint Psautier de Cashel sans déception,

Écrit par Cormac, source des clercs.


Hélas ! Son épouse, pleine de dignité et savoir-vivre,

Belle, fragrante, célèbre, élégante,

De la maison noble de la Vallée des guerriers,

Elle pleure durement sur la tombe de son homme doux.


C’était Seán son amour et son Phénix,

Vigne issue de la famille de Milésius,

Régisseur vaillant de la Maine et du mont Mish,

Le héros de Banba, soldat fort et puissant.


Son ancêtre était le roi du côté sud,

Cian qui ne ménageait pas ses frais ni ses trésors,

Qui nous légua l’abondance de biens gaéliques,

La prospérité et le bonheur, évidents aux yeux de tous ;


Seán a reçu du Dieu des justes la sagesse

De dépenser et de recevoir d’habitude sans épuisement,

Une renommée qui n’était pas tiède, on ne peut pas le lui reprocher ;

Son esprit vit encore, il n’est pas mort mais vivant.


Le chevalier était, et je n’ajoute rien d’erroné,

Aimable, magnanime, accueillant, charitable,

Viril, régal, au cœur pur, accompli,

Faisant au-delà de son pouvoir pour être généreux.


Selon ses moyens, par Dieu ce n’est pas faux,

Il n’y avait pas un duc ni un prince en Erin,

Ni chef ni évêque, ni prêtre ni poète,

Qui surpassait Seán en qualités nobles.


Je prie Dieu des dieux, et priez tous,

Le Père et le Fils et le Saint-Esprit

Et le grand Haut-Roi de gloire à la fois,

De prendre Seán dans sa ville sans faille.


L’épitaphe

Sous la pierre tombale gît, épuisé, un poète, un Phénix, une autorité pure

Un homme beau, la fleur des guerriers, doux, noble, gracieux, harmonieux ;

Ô pilier d’émeri des plaines d’Erin, une grande humanité et une grande virilité

Sont réunies sous ta gorge dans le noble Seán O’Mahony.