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La satire de Domhnall na Tuile et la réponse d’Egan O’Rathaille

Cosmic Bodies, James P. Kinsella, acrylic on 300g Echt-Bütten paper, 23cmx40cm, 2022

Sous l’ancien régime, les poètes gaéliques constituaient un réseau serré. Formés dans les mêmes écoles, ils se rendaient visite, correspondaient beaucoup et se retrouvaient lors des Cours de bardes. Même en dehors de ce regroupement annuel, les poètes veillaient jalousement sur le niveau de composition des uns et des autres. La forme la plus fréquente de contrôle collective était la satire. Typiquement, l’un d’entre eux s’adressait à tous les autres, en leur demandant de rejeter la composition d’un confrère, qu’il jugeait insatisfaisante.

À la suite de la Guerre des rois (1689-1691), la répression guillaumite disloqua cette communauté ; la poésie était considérée comme séditieuse, et les poètes comme des félons à traquer et à pendre. Ceux qui continuaient discrètement à écrire pouvaient difficilement soumettre leurs nouveaux poèmes à l’appréciation de leurs pairs. Pourtant, la critique collégiale est essentielle pour la qualité du travail créatif. Dans ce double poème, nous avons l’exemple de deux poètes isolés qui assument, malgré tout, leur devoir de censeur, par le biais de la forme consacrée.

Naturellement, on exprimait l’indignation devant la médiocrité de l’œuvre. Domhnall na Tuile se plaint de « plagiat » et dit qu’Egan est « aveugle aux convenances de la clarté »

Le lourdaud n’a jamais fait une ligne correctement

Sans mille défauts dans son cours tordu ;

Son avis n’est valable ni de biais ni droit ;

Il n’y a ni substance ni goût dans ses épigrammes.

Egan rétorque que Domhnall produit des « compositions sans aucun sens » et le déclare « pervers dans ses rimes gauches et difformes. »

Ô poètes de Munster, établissez un covenant ;

Sur cette croûte à la peau jaune,

Sur ce rimailleur bavard, imposez une charte :

Il est clair que ce qu’il a écrit sur nous n’est que démence

Cependant, la satire traditionnelle — comme si le divertissement compensait la censure — est majoritairement composée d’une description exagérément horrible du « fautif. » Chaque partie de son corps est passée en revue, et s’avère monstrueuse, dégoûtante ou dégénérée. Les poètes s’amusaient à parfaire la métrique de leurs lignes, en dépit du contenu léger, et les satires abondent en allitération, en rimes internes, en assonances méticuleuses et en dissonances étudiées qui renforcent le ressenti comique.

Les poètes « accusés » d’un manquement aux standards ripostaient. Il arrivait que sa réponse en attire une autre, et ainsi de suite. Une importante collection de ces répliques et contre-attaques se trouve dans La contention des bardes, avec pas moins de trente contributions entre 1616 et 1624.


Lecture sardonique des premières strophes de la satire de na Tuile et de la réponse d’Egan



  1. La satire de Domhnall na Tuile

J’ai promis de tisser rapidement une satire

Sur ce vagabond dissipé, ce rimailleur raide ;

Ce gros tas de plagiat, bizarre, déguenillé,

Et aveugle aux convenances de la clarté.


Pour se venger de ses insultes au savant, issu

De la vraie lignée de Corc, du Munster clair,

Je taillerai le bedon, la mine et les joues,

Et le cœur de ce lourdaud rustre et morose.


C’est un trompeur dégénéré, et balourd notoire,

Surtout disposé aux relâchements étouffants ;

Un grand flandrin dégingandé, un freluquet frivole

C’est un sagouin aux bévues et maladresses.


Le lourdaud n’a jamais fait une ligne correctement

Sans mille défauts dans son cours tordu ;

Son avis n’est valable ni de biais ni droit ;

Il n’y a ni substance ni goût dans ses épigrammes.


Je commence par son occiput pouilleux pustuleux,

À la peau noire et galeuse, à la nuque puante,

Où se trouvent des foules, des nuées de lentes

Dans ses vieilles mèches mal peignées et raplaties.


Il y a des centaines de creux dans son front tortueux et poilu,

Qui lui donne l’air d’un chat moribond dans une cour ;

Et chaque enflure de ses sourcils, comme des touffes d’épines noires,

Cache une multitude de poux tachetés qui suffoquent.


Les paupières du vaurien sont comme les mancherons d’une charrue

Mal crochues sur les creux de ses yeux de revenant ;

Et les oreilles d’un âne, comme des pelles à boue,

Qui tombent carrément jusqu’à sur ses épaules grossières.


Il y a une quantité de chassie et de la fange molle et putride,

Et un liquide graisseux, et une sécrétion fraîche,

Autour des yeux bigleux fainéants du voleur,

Cet ignare de mort-bois qui ne vaut pas tripette.


Les cavités de ses yeux grumeleux feraient de vraies crevasses

Convenables pour nicher un coucou sur le point de couver :

Ses joues vertes et ternes, tristement tachetées, chenues et décharnées,

Trop courbées, allongées par affaissement, ont l’air voraces.


Par les trous de son nez on peut voir, sans mensonge

Son palais bistré et même son gosier,

Dans lequel il engloutirait en courant les restes d’un festin,

D’où l’odeur moite et pourrie de ses rôts humides.


Sa langue boulimique est une longue sangle lâche,

Sinueuse, en travers dans son arrière-joue,

Et ses dents, colonnes bestiales d’un jaune fangeux,

Déchireraient avec grand-faim l’arrière d’une croûte.


Sur son gosier revêche il y a une multitude de gales,

Au-dessus d’une mare pleine de suppuration cireuse ;

La poitrine du lourdaud est comme un morceau de charogne

Déchiré par une meute dans un cloaque sombre.


Le sot fétide et débile a l’omoplate étroite courbée,

Et la hanche aux lombes creux et les reins étriqués,

Et des milliers de veines bleues se croisent mollement

Sur la forme de son ventre putride et bestial.


Ses jambes maigres sont pitoyables, méchantes, cruellement tordues,

Brûlées et couvertes de longs poils pleins de boucles ;

Il a des talons crochus, gercés et péteux,

Et des sabots grossiers sur ses pieds de rustre.


Ses mains molles sont gauches, fétides, creusées, froides et aiguës,

Très malades, aux plaies fraîches sur les paumes monstrueuses ;

Poilus, trapus, angulaires et aux articulations pointues

Sont les doigts tortueux de ce vieillard tout courbé.


2. La réponse d’Aogáin

Je raserai de près et je taillerai les griffes

De ce monstre face camuse et poussif,

Ce rancunier sinistre, ce galeux crevassé,

Ce railleur tondu aux pieds mouchetés,


Du haut de la tête, couverte de sales bêtes,

Infestée et inondée de gales putrides,

Jusqu’aux plantes des pieds du laquais entêté,

Vieux fanfaron rustaud tout rongé.


Je lacérerai le misérable fainéant flétri,

Pervers dans ses rimes gauches et difformes,

Le pingre verruqueux, le bourreau rusé,

Le courbe-échine dépravé à l’affreux jacassement.


Il est vermineux, visqueux, paresseux et malpropre,

Un vagabond fuyant, un menteur ;

Un bossu maigre, et un goinfre graisseux

Qui engloutit des déchets dans sa gueule vorace.


Le gibier de potence, je lui rongerai les pieds

Qui sont fourchus, cassés et blessés,

Avec deux talons durs couverts d’engelures,

De trous et de cavités poisseuses.


L’ossature de ses doigts est accoutrée

Par des ongles tordus aux pointes de fer,

Et ses deux jambes foulées, cassées et roussies,

Sont ravagées, enflammées et balafrées.


J’éplucherai ses genoux et les ligatures de ses tendons,

J’empêcherai l’injuste de marcher,

Avec ses deux petites fesses, comme deux planchettes nues,

Et sa taille toute jaune et toute gâtée.


Son ventre rebondi est suspendu sur son sexe,

Une ruine d’urine, plein de creux ;

C’est une panse bestiale, graisseuse, envieuse,

Que porte ce courlieu mal-instruit.


Il a la poitrine étroite, squelettique, jaune et poilue ;

Les yeux d’un voleur à la vue obscure,

Les poils raides d’un bouc et un dos de bigorneau,

Jauni, bombé, fétide et âcre.


C’est un imbécile sans instruction, un maladroit à pendre,

Une vieille tige fanée du flanc de la marée,

Un misérable aux ruses méchantes, un nigaud pointilleux,

Un ennemi endurci des nobles d’Erin.


C’est un picoreur de patates, un pataud de cabane,

Un maigre racleur de casseroles graisseuses ;

Un galeux démangé, un échalas en haillons,

Un simplet hargneux traînant ses maladies.


Son gosier laisse échapper une rafale de gaz

Qui inflige de cruels tourments sur des foules ;

C’est une charogne grossière, d’où vient une pestilence

À travers sa mâchoire rude béante.


ça, c’est Domhnall, l’horreur de ses voisins,

Un larron aux compositions sans aucun sens ;

Fils de Donnchadh, à la tête pleine de squames,

Jaloux, inhospitalier, débile et vite affaibli.


Ce vieux maigre a la tête desséchée et le pied flétri,

Il est tordu comme un tas de nœuds qui sue la graisse ;

Sournois, destructeur, c’est un querelleur rancunier,

Rusé, chamailleur, un sot dégénéré.


Il a la figure d’un singe en danger qui s’en va

En colère, détalant le long du mur ;

Ou comme un rat qui court à travers un cloître,

Poursuivi de près par de gros chats forts.


Ô poètes de Munster, établissez un covenant ;

Sur cette croûte à la peau jaune,

Sur ce rimailleur bavard, imposez une charte :

Il est clair que ce qu’il a écrit sur nous n’est que démence.


Il ne sied pas aux érudits d’entendre, ne serait-ce qu’une fois,

Des chansons d’une bouche qui ne verse pas la justice ;

C’est indigne que les nobles d’un beau pays honorable

Puissent louer par écrit son poème ou sa poésie.


L’envoi

Ce mesquin indigent, ce pauvre misérable, cette brindille fanée,

L’infâme verruqueux des ordures, à la bouche incohérente,

Le courbé qui livre ses amis pour l’appât jaune —

C’est sa langue imprudente qui a offensé Egan le Beau.

La prophétie de Donn Fhírinne

D’après les références historiques dans le poème, il a été écrit vraisemblablement entre 1709 et 1711, en pleine Guerre de succession d’Espagne. O’Rathaille ne mentionne pas la Guerre Russo-Suédois qui fait rage pendant ces années.

Malgré de mauvaises récoltes et des famines, la France poursuit la guerre en Espagne, en Flandres, à ses frontières, et au Québec. En1709, la France perd la Flandre Espagnole, reprend Tournai mais perd Mons, et arrête l’avancée des Austro-espagnols à Malplaquet ; en 1710 les négociations de paix échouent, et l’armée française subit des revers en Espagne ; en octobre 1711, la France reconnaît le droit de la lignée protestante au Royaume-Uni, ce qui aurait été signalé par le poète.

Le Serment d’Abjuration de 1709 visait à encadrer les catholiques en leur demandant un serment d’abjuration de la lignée de Jacques II, en retour d’une plus grande intégration à la vie civile d’où ils étaient exclus d’office. Une campagne de dénigrement anti-Stuart, probablement d’origine Whig, prétend que Jacques François n’était pas le véritable fils de Jacques II et que le fils d’un maçon (bricklayer) avait été introduit à la place du vrai dauphin, qui serait mort-né.

L’intention du poème n’est pas de commenter la position géostratégique, mais d’exhorter les catholiques à ne pas se damner avec le nouveau Serment. Comme la plupart des « prophéties », le poème prédit une victoire jacobite et un retour d’un roi catholique sur le trône des trois pays.

Le schéma métrique s’appuie notamment sur des pieds anapeste qui donnent un mouvement vigoureux aux lignes, et permettent au déclamateur une précipitation dramatique. En permettant des élisions (ici dans la quatrième ligne) la première strophe est d’une rigueur étonnante ; il me semble qu’O’Rathaille visait la puissance d’impression plutôt qu’une harmonie subtile.

– /U/ – – /é/ – – /é/ – – /i/ –

– /U/ – – /é/ – – /é/ – – /i/ –

– /U/ – – /é/ – – /é/ – – /i/ –

– /U/ – – /é/ – – /é/ – – /i/ –

Dans cet enregistrement nous cherchons à imiter une déclamation d’incitation.

La prophétie de Donn Fhírinne[1]

Vous émouvez-vous que les loups de la parjure et de la sombre perfidie

Bannissent les prêtres et les mettent tous en captivité ?

Hélas ! épuisé, le fils de Charles[2] qui était notre roi

Est mis seul dans sa tombe, et son noble fils[3] est en exil !


C’est une profanation perverse, c’est une trahison de la part de ce peuple maléfique,

Avec des faux serments endurcis, scellés et écrits,

Que de prétendre à la face de nos clergés et de nos savants,

Que les enfants de Jacques n’héritent pas la noble couronne des trois royaumes.


L’orage sera arrêté par la grand-force du soleil,

Et cette brume se dissipera sur les familles de la race d’Eibhir ;

L’Empereur sera éploré et la Flandre subjuguée,

Et le bricklayer sera à la mode dans les chambres du roi Jacques.


L’Irlande sera enjouée et ses forts seront gais

Et le gaélique sera étudié dans leurs murs par les savants ;

L’anglais des rustres noirs sera humble sous les nuages,

Et Jacques dans son cour clair donnera assistance aux Gaëls.


Cette Bible-là de Luther et sa doctrine noire de faux témoignage,

Et cette troupe coupable qui n’obéit pas au vrai clergé,

Seront chassées d’Erin à travers les pays jusqu’en Newland[4] ;

Louis et le Prince auront leurs cours et leurs assemblées !


[1] D’après Dinneen, il s’agit de Donn, un puissant fée de Knockfeerina près de Ballingarry, Co. Limerick

[2] Jacques II (1633 – 1701)

[3] Jacques François Stuart (1688 – 1766)

[4] Terre-Neuve au Canada

Sur la mort de trois enfants de Tadhg Ò Cronan

Dans ce très beau poème, Egan emploie ses lignes puissantes pour consoler et rappeler l’espoir de la foi, après la noyade de trois petits enfants. Mais ce ne sont pas des mots lénifiants, les images n’adoucissent pas l’horreur de la mort. Bien au contraire, nous sommes transportés sur la bouche même de la tombe, et nous voyons les beaux enfants, graciles et purs, qui gisent dans la boue où grouillent les vers. Comment expliquer la violence des oppositions qui structurent le poème, ces contrastes forts de destruction et de grâce ? Ne peut rasséréner que l’acceptation par les parents de cette fatalité cruelle ; contre le malheur absolu, il n’est que l’espoir en une vie après la mort.

C’est un poème de huit quatrains aux lignes de quatre syllabes accentuées. Voici le schéma métrique des deux premières strophes (l’anomalie de la première ligne étant dû aux deux syllabes accentuées du toponyme Ráth Mór) :

– /é/ – /o//O/ – /é/ – – /O/

– /é/ – – /é/ – – /é/ – – /O/

– /é/ – /O/ – /é/ – – /O/

– – /é/ – – /é/ – – /é/ – – /O/


– /é/ – – /O/ – /é/ – – /O/

– /é/ – – /é/ – – /é/ – – /O/

– /é/ – – /O/ – – /é/ – – /O/

– /é/ – – /é/ – – /é/ – /O/

Dans ces deux premières strophes on peut entendre la force des images de ruine et de destruction :

Sur la mort de trois enfants de Tadhg Ò Cronan

Rathmore gémit, ses voiles furent déchirées,

Tout son bonheur fut ruiné, et la maison fracassée de chagrin ;

Un dense brouillard – à ne plus voir le sol ! – tomba

Sur la belle résidence qui était la plus accueillante – la nouvelle m’afflige et me peine.


Détruite violemment comme par une grande marée puissante

Qui abîme les meubles et bijoux, qui noie l’abri et la musique !

Détruite comme par l’étincelle qui saute au pignon et qui brûle

Les belles couettes coûteuses et les nobles gobelets d’or !


Amertume asphyxiante et angoisse du cœur ! Blessure pénible sans remède !

Malheur intense dans tout le pays, et fièvre noire maladive,

Envie de pleurer sans répit, fatigue de poitrine et convulsions –

Eileen est dans l’argile du cimetière, avec Diarmad et Tadhg !


Ô Dieu, qui as souffert l’insulte et la blessure de l’Aveugle,

À ta lumineuse maison conduis ces trois enfants, arrachés de la vie ;

Donne la sagesse en abondance à leur père généreux, je t’en prie,

Qu’il s’incline devant ta volonté divine, Ô Vision.


Trois perles sans tache, aux manières les plus courtoises et cultivées,

Trois douces lumières du soleil, trois enfants également habiles en action,

Trois épis qui ne se penchaient pas, pas avancés en âge,

Trois étoiles en accomplissements et en paroles sans vanité.


Trois cordes harmonieuses, trois vallées dans le pays,

Trois enfants-saints qui vouèrent un grand amour au Christ ;

Leurs trois bouches, leurs trois cœurs, leurs trois nobles corps dans la tombe,

Leurs trois visages, qui étaient luisants, livrés aux vers de terre – c’est anéantissant !


Trois vignes tendres, trois vraies colombes sans rage,

Les trois premières pommes d’une branche noble et de verger royal ;

Les trois beaux timons de la maison, qui ne rejetèrent aucun pauvre enfant indigent,

Leurs trois minces tailles, leurs joues fines qui remplissent mon cœur de noir.


Trois fois je meurs par leur mort, il y a trois sources de douleur à ma douleur !

Trois grâces uniques de l’Ordre des Saints sont ces trois aux corps parfumés,

Puisque le cimetière s’est emparé de trois enfants, charmants, polis et gais,

Ô Seigneur, dirige vers ta Cour Royale celui-ci, celle-ci et celui-ci.

Sur la mort de Gerald, Fils du Chevalier de Glin

Extrait du Mariage de Strongbow (1854) par Daniel Maclise

Une tradition poétique attribue une origine grecque à la famille Fitzgerald, des Normands arrivés en Irlande lors de la conquête anglo-normande du douzième siècle. Plusieurs membres de cette dynastie, que l’on appelait Geraldine, se sont distingués au cours de l’histoire, ce qui peut expliquer la fascination des poètes. Par exemple, Gearóid Mór (1456 – 1513), comte de Kildare et représentant du roi en Irlande, qui s’était d’abord opposé à Henry VIII avant de se rallier à lui et devenir le « roi sans sacre de l’Irlande ». Son fils, Thomas le soyeux (1513 –1537), a joué un rôle important et spectaculaire dans la résistance des « Vieux Anglais » contre les politiques du roi à Londres.

Ce sont surtout les Fitzgerald du Desmond, dans le Munster, qui sont aimés des bardes de la province. Cette branche de la famille s’est rebellée contre le gouvernement anglais d’Elizabeth qui tentait de prendre le contrôle du Munster, dans le contexte du conflit religieux entre les catholiques et les protestants. Les rébellions des Geraldines Desmond, à partir de 1569 et jusqu’à 1583, ont été écrasées, la dynastie anéantie et le Munster colonisé par la « plantation » de colons anglais sur les terres confisquées.

Le Chevalier de Glin était issu d’une branche mineure des Fitzgerald, installé dans le comté de Limerick. Il représentait encore, dans l’imagination populaire, cette tradition légendaire d’opposition à l’anglicisation de l’île, et donc de sauvegarde de la culture gaélique. Le grand-père du jeune Gerald, sujet du poème, fut membre du Parlement du roi Jacques II en 1689, et cela suffisait pour en faire un héros aux yeux des poètes.

Cette très belle élégie de 184 lignes est construite dans les règles de l’art. Après la strophe d’introduction, où la lumière est altérée, il suit neuf strophes d’éloge, aux anaphores fréquentes, avant de nommer le jeune homme décédé. Sa noblesse et ses qualités sont dénombrées : grâce, vaillance, gaieté. Les éléments et la terre sont perturbés par sa mort : les rivières débordent, le ciel noircit et rougit, les oiseaux se taisent, les plantes ne donnent plus de fruits, la terre ne produit plus rien. Toutes les fées pleurent, ainsi que toutes les femmes de la région. Gérald est comparé aux grands héros des légendes, et l’Irlande elle-même porte le deuil. À sa naissance, il reçut des dons de tous les dieux : Mercure, Mars, Athéna, etc. Le poète déclame longuement son propre chagrin et celui de tout le pays. L’élégie se termine par plusieurs strophes où les qualités excellentes du défunt sont rappelées, puis par l’apostrophe traditionnelle à la pierre tombale, et une prière pour l’âme du jeune homme.

La métrique s’appuie sur des quatrains de quatre syllabes accentuées, et chacune des 176 lignes de la partie principale a la même rime féminine terminale : /é/ -. L’apostrophe à la stèle est composée de deux quatrains de cinq syllabes accentuées, le premier avec la rime masculine terminale /I/ et le second avec la rime féminine terminale en /é/ -.

/é/ – – /a/ – – /a/ – /é/ –

/é/ – /O/ – /O/ – /é/ –

/a/ /I/ – – /I/ – /é/ –

– /U/ – /a/ – /a/ – /é/ –

Écoutez un enregistrement des trois premières strophes :

Sur la mort de Gerald, Fils du Chevalier de Glin

Quel est ce voile sur les sommets d’Erin ?

Comment s’est blessé le visage du soleil ?

Mais c’est qu’un noble roi de la lignée des Grecs,

Est enseveli dans la tombe sans vigueur sans force.


Champion de Munster, guerrier héroïque,

Champion des vallées, fils de la générosité,

Champion de la Shannon, Oscar prodigieux,

Champion des Munsterois d’Inis Féilim.


Phénix au cœur pur, aux membres fins ;

Phénix rapide, à l’adresse la plus accomplie ;

Phénix de la Lithe et de la Liffey, ma tristesse !

Phénix vigoureux, courageux, protecteur.


Perle de la fertile Ville de Martre ;

Perle de Cluana, de visage calme aux beaux traits ;

Perle de la Súir, et gloire des hommes d’Erin ;

Perle de Limerick, et truite vigoureuse de la Feale.


Seigneur pieux, prudent et doué ;

Seigneur législateur savant et avenant ;

Seigneur sur les épées bleues et fines ;

Seigneur-héros de la puissance de Banba.


Épi du blé sans ivraie sans défaut ;

Son cœur est une cuirasse forgée pour sa famille ;

Armure blindée pour tous, sans faille,

Les protégeant de la mélancolie, du trouble et du danger.


Flambeau dirigeant, rose de l’Erin,

Flambeau dirigeant, lumière des nobles princes,

Bougie de cire, soleil du jour clair,

Bougie de renom, sang de la force héroïque.


Vigne charmante, fleur des guerriers ;

Vigne de la race des vrais fils courageux ;

Vigne du sein du Conalach riche en joyaux ;

Vigne de Calann, côte des héros.


Rose qui ne fane pas avant que la mort ne la fane ;

Rose des lions, comète des cieux ;

Rose des plus anciennes dynasties de l’Erin ;

Rose des poètes, et abri des clercs.


Héros rassembleur de tout Conalach sans défaut ;

Héros rassembleur des Vallées, de ses amis blessés et opprimés ;

Héros rassembleur de Daingean, je ne dis pas de mensonge ;

Héros rassembleur, défenseur avec ses troupes.


Gérald, fils de Thomas, favori des femmes ;

Source abondante d’une mer de coups ;

C’est un roi propre à régner sur trois royaumes qui vient de mourir ;

Atropos a cassé le fil de sa vie !


Hélas, mes larmes, mes mille blessures profondes !

Intense passion, ma peine pour celui-ci !

Chagrin renouvelé et accompagné de pleurs,

Gerald est sans mouvement, sous des dalles, éteint !


Voici une plante Normande-Gaélique ;

Une tête bouclée qui n’était ni maussade ni obstinée ;

Une tête douce et intelligente pour réconcilier ;

Une tête que personne n’a vue malheureuse.


Ses yeux étaient aussi bleus que le bleu du ciel ;

Sa langue était douce et gracieuse en expression ;

Ses dents étaient fines, bien formées ;

Et ses sourcils fins, droits et minces.


Ses mains armées étaient difficiles à subjuguer ;

Des mains d’exploits, des puits d’humanité ;

Il était haut comme un lion dans un duel héroïque ;

Son cœur était grand, et sa voix était claire et forte.


Parce qu’il est allé à la mort brusquement

Les quatre éléments ont hurlé ensemble,

Des averses de sang sont tombées aigrement,

Et les fées de chaque région sont tourmentées.


À Kenry, sa fidèle terre douce,

Cìobán la belle répand des larmes ;

Una, Aoife, Cliona et Deirdre aussi ;

Et à Sí Beibh, Maeve pleure intensément.


Une pluie torrentielle est tombée des cieux à Sí Cruachna,

À Sí Bainne, près de la Flesk et sur la Clydagh ;

À Sí Turc, près des rives de la Laune ;

À Sí Beibh aux tertres antiques.


Une femme sur le Claonglas reconnut son droit ;

Les femmes de Cooney sont tourmentées et chagrinées ;

À Timoleague les femmes ont crié,

Et les femmes d’Imokilly et de la Deel, toutes en même temps.


Une femme reconnut son droit et ses parents

À Youghal et au cher pays du clan Roche,

À Tralee et du côté du Lac Erne,

Près de la Casán et à Kinalmeaky.


À l’ouïe du glas et de la mort du Phénix,

La Vague de Cliona fit un bond dangereux,

Lac Gur était sept jours en sang,

Et la Maine, le visage humide, s’est tarie pour deux mois.


La Lithe comprima son noble cours ;

L’aspect du soleil se changea en houille ;

Plus aucun fruit ne pousse sur les chênes et les plants ;

Banba se sépare de son ami et époux.


Les voûtes du ciel se sont rougies ;

Les étoiles sont tombées bas ;

Les oiseaux ont bataillé contre leur forme ;

Les êtres humains ont suffoqué.


Il n’y a pas d’abondance sur les pâturages des collines dénudées ;

Il n’y a pas de gain sur la blanche terre ;

Il n’y a pas de musique dans les bouches des oiseaux ;

La harpe, belle fleur d’Erin, est réduite au silence.


Gerald était l’ami des clercs,

Un vaillant Goll Morna, invaincu en bataille,

Un Cúchulainn qui fit des exploits merveilleux ;

Un Conal Gulban et un Oscar des coups.


Cette tour était l’espoir pour Erin

Qui lui donna l’affection et la tendresse de son sein ;

Qui lui donna plus d’amour qu’à des centaines d’autres,

Qui lui annonça la prospérité, en accord avec son plaisir.


Il n’est pas étonnant qu’elle le fasse ;

Il n’y avait pas de sang royal d’Ir ou d’Eibhir,

Du nord ou du sud, à travers l’Erin,

Qui ne coulait pas en lui de la tête au pied nu.


En entendant Ith dans la région, la contrée pure

Tressaillit et bondit à la fois ;

La jeune Erin jura, tout en vieillissant,

De ne plus jamais s’unir avec un homme.


Nombreux sont les princes aimés par la consort Erin,

Qui ont eu son lit et sa possession et sa douce étreinte,

Qui ont eu son amour et son désir et son union,

Et qui sont tombés en la protégeant, asservis dans une captivité pénible.


Mon tourment vient de son départ précoce à la mort,

Dans le caveau de la ligne de ses ancêtres nobles

Allongé dans une tombe, dans une fosse sous une pierre tumulaire

À côté des héros des Geraldins nobles et purs.


Lorsque ce champion, enfant, fut baptisé,

Vigne royale de Conn des cent batailles,

Mercure lui donna l’amour de son sein,

Et il lui serra du miel dru dans les doigts.


Mars fit de lui un enfant guerrier :

Il lui donna une épée pure affilée et des vêtements,

Un noble casque pour le protéger en détresse

Une cuirasse aussi, et la commande des Fianna ;


Il reçut la raison du dieu de la raison,

Intelligence, mémoire, finesse et bon sens,

Entendement et savoir, vivacité et érudition,

Tranquillité d’esprit, bonté et générosité.


Il reçut de Pan tous les cadeaux possibles :

Une houlette à diriger cinq provinces à la fois,

De la cire en abondance pour guérir son troupeau,

Et des chiens pour le protéger de la malice des loups.


Il reçut la beauté pure et douce de Vénus ;

Vulcain lui donna une forge vorace ;

Neptune lui donna un bateau sur la mer libre,

Et Océanus un vaisseau plein jusqu’aux bords.


Chagrin de mon cœur ! Mes mille tourments !

La vallée du Chevalier verse des larmes !

Sans l’étourneau musical, sans le doux son des oiseaux !

Son bonheur, son bien et son étoile sont tombés !


Sa mort enlève son rire à l’Erin,

Dont la teinte claire devient couleur de jais ;

Les larmes de son nez et de son noble œil sont épuisées,

Et elle abandonne à la fatalité la moelle de ses os !


J’implore, pour ce héros qui cassa des lames,

De la gloire à jamais sans défaut ni imperfection,

En haut, en compagnie du royaume du soleil ;

Lui qui laissa cette noirceur sur le noble château d’Eibhir.


Qui laissa une souillure ineffaçable de la Shannon à Beare,

Qui laissa la couleur noire sur la lumière du soleil,

Qui laissa le pays de Fál tourmenté et éploré,

Depuis Carn au sud jusqu’à Aileach Néide.


Chagrin de mon cœur ! Mes mille tourments !

Abattement et douleur à la fois !

La cause de malheur dans les provinces d’Erin :

Que le fruit de la cime de l’arbre dominant soit complètement détruit.


Un lis parmi les épines, un if sans branches tordues,

L’or des héros et héros des guerriers,

De la famille royale la plus noble d’Erin,

Qui jamais ne prit peur en bataille ni en danger.


Leath Mogha était chargé de jalousie à son égard,

Par sa bonté au-delà des chefs de la famille d’Eibhir,

Comme le sommet des cimes dispersées les unes des autres,

Son renom courut sans taches, tout comme ses vertus.


Le fils parfait du Chevalier de la Shannon aux nobles barques,

Envié par chaque homme, était du sang des nobles princes,

C’était un cœur pas sec, bien cher à tous les êtres,

Un dispensateur régulier aux faibles d’Erin.


Sa mine était vaillante lors de trouble et danger,

Son cœur était beau, comme son corps et son esprit,

Son caractère sans rancune, et son courage de même,

Sans mollesse ni mépris attachés à ces traits.


L’épitaphe

Ô marbre toujours haut, il gît là sous toi,

L’ami des indigents, le noble scion qui était vigoureux,

Le champion fort des bien-aimés, chaste figure du sang noble royal,

Gerald fils de Thomas — ô chagrin sévère — est sous ton pilier !


Sous ton pilier, dans la faiblesse de la mort, gît Gerald le Grec,

Un prince royal savant qui surmonta les princes courroucés

Un sage qui n’est venu à la défaillance qu’à la perte de sa vie

Et que le Christ le reçoive sans retard dans son paradis saint.

Pour Donogh O’Hickey

La reine Anne (règne de 1702 à 1714) poursuivait l’oppression des catholiques irlandais, et plusieurs de ses lois (1704 et 1709 notamment) renforçaient les Lois Pénales promulguées par Guillaume III après la défaite de Jacques II en 1689. Les premières lois visaient à réprimer le jacobitisme en Irlande et en Écosse, dans un contexte d’invasions possibles par la France ou par l’Espagne. Mais la législation devint spécifiquement anticatholique et privait les « papistes » de leurs droits civils. Le Parlement irlandais, exclusivement protestant, renforça cette législation en aggravant considérablement la condition des catholiques.

Initialement, l’objectif des Lois Pénales était de réduire les Irlandais à des non-personnes : ils ne pouvaient pratiquer leur religion, éduquer leurs enfants, léguer, posséder une valeur, conclure un bail long, ni même faire de la musique ou chanter. Sous Anne, tout était fait pour obliger les catholiques à se conformer à la religion anglicane. Un exemple très connu : un enfant qui se conformait héritait l’ensemble des biens de sa famille, et pouvait même exproprier celle-ci. Autre exemple peu connu : si un protestant découvrait qu’un catholique faisait un profit au moins égal au tiers de la valeur locative de sa ferme, ce protestant pouvait immédiatement s’approprier cette ferme et l’acquérir (clause VI, loi du 4 mars 1704).

Ceux qui résistaient étaient vus comme des héros par les catholiques, et ils se retrouvaient soit en prison, en cavale ou en exil. C’est le cas de Donogh O’Hickey, qui protestait contre une loi d’Anne obligeant les catholiques à témoigner contre quiconque aurait enfreint les Lois Pénales. Ces Lois rendaient facile aux aventuriers, escrocs et crapules d’acquérir des terres catholiques, et c’est ce qui était arrivé à O’Hickey. Cependant, il avait le cran de vouloir porter son cas devant la Cour à Londres, dans l’espoir qu’il y résidât une bribe de justice équitable, qui avait disparu des tribunaux de Dublin.

Ici, je ne donne que la première partie du poème. O’Rathaille avait aussi rajouté la généalogie de Donogh O’Hickey en ligne directe jusqu’aux mythiques fondateurs milésiens des Gaëls, puis trois courts quatrains pour l’encourager dans ses démarches. Toutes ces lignes sont imprégnées de l’idée de récompense divine, puisque la question essentielle, pour le résistant comme pour l’oppresseur, était de se conformer ou non. La deuxième ligne rappelle l’ancien ordre gaélique, où les métiers comme la médecine, le droit ou la poésie étaient pratiqués par des familles spécifiques.

Schéma métrique :

/é/ – /o/ – /i/ /o/ – – /I/ – /é/

– /é/ /O/ – – /o/ – – /o/ – – /I/ – /é/

/é/ – – /U/ – /o/ – – /I/ – /I/ – /é/

/é/ – /o/ – /o/ – /U/ /I/ – – /é/

Remarquez l’assonance et les rimes internes :

Pour Donogh O’Hickey

Un homme raffiné, tranquille, sage, sérieux, de vraie grâce, noble,

De la famille qui délivrait chaque malade des griffes de sévères douleurs ;

Un être qui ressemble à Salomon quant aux lois du royaume de Dieu,

Pur et vigoureux, Donogh O’Hickey est celui-là.


L’origine de cet homme est la lignée de Brian sans corruption ;

C’est un auteur poli, ingénieux, raisonnable, pudique ;

Il est du sang des princes qui ne manquaient pas de servir les poètes,

C’est une tour, descendue de Cas qui ne reculait jamais, même chenu et croulant.


Croulant, puisqu’il est vrai que nous nous allongerons tous pour mourir,

Amour de mon cœur, à toi j’écris ma parole élaborée :

N’opprime personne par la loi, pour une expression sans valeur ;

La main sur le cœur : ta récompense ira au-delà de tout ce que tu connais.


Tu l’obtiendras, comme je le pense, du Roi des grâces,

Parce que tu n’as pas fait le serment de loyauté aux haut placés,

Il viendra un grand nombre de familles qui annonceront sans cesse,

Que tu étais fidèle et toujours héroïque face au danger.


Donogh est raffiné pour cent, tendre et charmant,

Un appui pour le clergé et pour les poètes polis de la plaine de Corc,

Un professeur pour des rois, en intelligence et en douce amitié,

Le puissant honneur des abattus et un homme du vrai sang exalté.

Quand j’ai déménagé à Duibne

Vague, Valérie Dissaux-Dujardin, 2023

Voici la célèbre plainte d’O’Rathaille, dont le père possédait la moitié du townland de Scrahanaveal, et qui est à présent réduit à la misère d’un taudis sur la plage. Je ne reviendrai pas ici sur le lent appauvrissement du poète, que j’ai décrit dans mon roman historique Je n’appellerai pas à l’aide.

C’est un petit poème personnel, écrit en colère et sans le respect habituel qu’avait Egan pour les vagues et les manifestations bruyantes de la côte. Sa colère dévoile son chagrin de la disparition des chefs irlandais, et son espoir qu’une aide française ou espagnole ramène ces mécènes traditionnels. Quel que soit le temps que prit le poète à la composer, la version qu’il rédigea est construite de façon très précise sur le plan métrique. Voyez ci-dessous le schéma rythmique de la première strophe, avec quelques menues variations de prononciation :

– /a/ – – /I/ – /I/ – – /U/ – /ao/

– /a/- – /I/ /I/ – – /U/ – /ao/

– /a/ – – /I/ /I/ – – /U/ – – /ao/

– /a/ – – /I/ /I/ – – /U/ – /ao/

Voici un enregistrement des quatre première lignes :

Quand j’ai déménagé à Duibne, près de Tonn Tóime, dans le Kerry

Qu’elle est longue, une nuit entièrement trempée, sans sommeil, sans ronflement,

Sans bêtes, sans biens, ni moutons, ni vaches cornues !

La tempête sur les vagues près de moi m’a troublé la tête,

Ma jeunesse ne m’a pas habitué aux bigorneaux et pouces-pieds !


S’il vivait encore, le roi protecteur des rives de la Laune,

Et la troupe de soldats qui l’accompagnait, qui prendraient pitié de mon besoin,

S’il régnait sur le pays doux, abrité, arrondi et abondant en ports,

Ma famille ne resterait pas indigente au pays de Duibne !


Le Carthy vigoureux et féroce, qui ne s’abaissait pas à la duperie,

Et le Carthy Lee, hélas, tous deux languissent en servage sans secours,

Le Carthy roi de Kanturk est dans la tombe avec sa famille,

Et une fatigue me perce le cœur depuis que l’on ne parle plus de lui.


Mon cœur s’est desséché dans mes os, mes humeurs sont contrariées ;

Ces héros, que l’on n’a jamais trouvés mesquins, ces héritiers des terres

De Cashel jusqu’au Rocher de Clíona et au-delà jusqu’à Thomond —

Leurs villes et leurs richesses sont pillées par les hordes étrangères.


Ô vague là-bas, tu hurles ton strident cri de douleur

Si fort que mon entendement est usé par ta clameur ;

Si une aide venait encore à la douce Irlande,

Ton grondement discordant, je te le coincerais au fond de ta gorge.

Élégie pour John Hassiad

Bien que cette élégie soit longue, sa composition suggère qu’elle était destinée à être récitée ; en effet, les structures répétitives y abondent et servent à augmenter la puissance émotionnelle des vers et à faciliter la mémorisation. L’anaphore (commencer plusieurs lignes avec le même mot) des douze premières lignes renforce le sentiment de perte. O’Rathaille utilise l’anaphore de nouveau dans la cinquième strophe (« Son visage »), la quatorzième (« Son œil ») et la quinzième (« Sa main »), pour mieux imprimer ces détails physiques dans l’imagination de l’auditeur. Il est fort à parier que le déclamateur modulait sa voix au fur et à mesure des répétitions, par exemple en augmentant l’inflexion expressive ou en radoucissant progressivement le ton. Pareillement, le poète répète la même construction (« leur » + nom) sur vingt lignes (lignes 68-89), donnant une accumulation qui amplifie les qualités du défunt et le drame de sa perte pour ceux qui l’écoutent : « leur » est plus euphonique que « votre » en gaélique et, je le crois, plus puissant sur le plan rhétorique.

La famille Blennerhasset s’était installée à Ballyseedy, Co Kerry à partir de 1611, et faisait partie des « Vieux Anglais ». Aux lignes 101-104 : O’Rathaille marque son appartenance : « l’Anglais de Munster » et décrit la rencontre heureuse d’Anglais et de poètes (proscrits), de vicomtes et d’évêques (bannis). Une certaine mesure dans les références, qu’elles soient classiques (Phébus, Nérée, Mars, etc.), bibliques (Salomon) ou gaéliques (Cliona), et les lieux mentionnés (Glennahoo, Dooaghs, Gortatlea, tous entre 10 km et 35 km de Ballyseedy) confirment pour moi l’intention de récitation publique de cette élégie.

Ce John Blennerhassett n’avait qu’environ cinquante ans lorsqu’il mourut, ce qui explique que l’on appelle « le jeune », et que son fils aîné soit encore mineur.

Voici le schéma rythmique, tendu et appuyé, des deux premières strophes. La quatrième ligne est exceptionnelle, puisqu’elle contient le nom du défunt ; ainsi la deuxième strophe donne une meilleure idée de la structure experte et efficace de l’élégie.

/a/ – /a/ – /a/ – /I/

/I/ /a/ /O/ – /O/ /I/ –

/a/ – /I/ – /I/ – /I/ –

/o/ /O/ /a/ – – /a/ – – /I/ –


/a/ – /é/ – /é/ – /I/ –

/a/ – /I/ – /i/ – /I/ –

/a/ – /o/ – // – /a/ /I/ –

/O/ – /é/ – /é/ – /I/ –

Remarquez la répétition du mot « creach » (perte ou pillage) dans les douze premières lignes du poème :

Élégie pour John Hassiad

Perte, et perte à travers le royaume,

Perte pénible dans la Province de Munster,

Perte, et oppression, et chagrin vénéneux :

John le jeune Hasset est sous une dalle, sans retour.


Perte des femmes dignes et douces ;

Perte des filles tendres et royales ;

Perte des faibles ; perte dure des savants ;

Grande perte terrible des bardes à tout jamais.


Perte douloureuse et misérable des indigents du pays ;

Perte coûteuse des enfants et des nourrices opprimées ;

Perte des Vieux Anglais, il était leur chef et leur directeur ;

Perte des Irlandais pour la vie éternelle.


C’était un champion noble, honorable, féroce,

Vaillant, prudent, refréné, gracieusement habile,

Royal, fier, infatigable, vigoureux,

Protecteur, pieux, beau et charmant.


Son visage était viril en lutte avec l’ennemi ;

Son visage sans malheur était tendre avec les vrais pauvres ;

Son visage était serein et calme avec les savants,

Son visage comme un ange que l’on invoque au tribunal.


Tu es une perte pour les détenus dans la prison de Tralee,

Au moment où l’on prouve les fautes de la compagnie ;

Le groupe des instruits te convoquait sans tarder,

Et tu n’étais pas lent à leur secours, toi, leur ami et leur bien-aimé.


Souffrance de mon ventre, brûlure de mon cœur,

Et grande douleur qui échaude ma chair ;

Un seigneur, sans blessure lors des combats avec l’ennemi,

Est couché dans le cercueil, sans signe et sans force.


De nombreuses têtes blondes affligées le pleurent

Depuis le rempart des Skellig jusqu’à Galway des lumières,

Avec l’indubitable tristesse que le faucon d’Inch

Gît sous terre sans restitution, et son enfant n’a pas l’âge légal.


Le Munster sait que ma chanson n’est pas de la flatterie :

Le rempart du Paradis s’éclaira par trente fois

Au-dessus de son cadavre par les tempêtes de furie –

Un œil voilé l’aurait vu, véritablement.


Le grand Phébus dans sa coche royale,

Venant pour sa veillée mortuaire, est assis ;

Éole envoya une rafale sur lui,

Par laquelle sa lumière fut noyée aussitôt.


Nérée, avec le vacarme du combat,

Laisse la mer inonder les terres ;

Luna est en larmes et fait gronder les marées ;

Et avec fracas la Shannon en furie le pleure.


Mars le sanguinaire, véritablement féroce en armes,

Avec la chair des charognes abondante alentour,

Pleure sans cesse puisque son disciple est mort :

John Hasset qui dominait les hommes de Munster.


Dans la Vallée des Tombes, les larmes coulent sans répit ;

Dans les Dunes, les vieillards se lamentent sourdement ;

Dans le Champ de la Montagne, on voit des milliers

Qui pleurent et sanglotent avec peine et lassitude.


Son œil ne baissait pas par mépris des miséreux ;

Un œil plus pur que le cristal le plus cher ;

Un œil plus vif que l’étourneau des bois ;

Un œil de faucon sans défaut au clair du jour.


Sa main était forte en faisant la guerre ;

Sa main, sans perfidie, était prodigue et libérale ;

Sa main, sur une arme, ne faillit pas devant ses ennemis,

Sa main aux exploits avérés, sans vantardise.


Dans les joues de ce plus altier des faucons,

Le sang rouge des Saxons rivalisait avec l’éclat de la neige ;

Son physique était beau, son esprit plein de courage,

Il était une tour devant l’ennemi pour le pauvre malheureux.


Un tourment sur la Mort, aux exploits les plus odieux !

Cette saccageuse qui terrasse les gens !

Cette calamité qui arrache la fleur du pays,

Leur tête sans défaut, leur demeure protégeant !


Car tu étais leur bouclier, leur casque, leur justice et leur empereur ;

Leur seigneur, leur lumière, leur soutien et leur régisseur ;

Leur noble, leur défense, leur clé et leur roi légitime ;

Leur soleil, leur champion devant l’inquiétude et leur javelot.


Leur gourdin de menace, leur porte et leur fort royal ;

La protection de leurs vies, de leurs villes et de leurs biens ;

Leur abri devant les tempêtes de la mer et des marées ;

Et leur garçon bouvier aux champs la nuit, tu l’étais.


Leur sauvegarde, quand ils t’appelaient pour les affaires du roi, tu l’étais ;

Leur voile pour voyager loin sur chaque parcours ;

Leurs vivres sans manque et leur subsistance et leur reconnaissance ;

Leur gloire, leur apôtre, leur affection et leur cœur, tu l’étais.


Leur chien de piste, leur appui et leur intelligence ;

Leur désir, leur asile et leur tour contre le criminel ;

Leur garde et leur chevalier, leur Oscar et leur guerrier ;

Tu étais leur prince, et ton peuple en a bien profité.


Leur coq de combat et leur étendard sans soumission ;

Leur renom, leur dépôt et leur sanctuaire protecteur, tu l’étais ;

Leur coin d’asile, leur clocher et leur faîte

Au-dessus des Vieux Anglais qui vivaient dans le royaume.


Il était leur navire à la mer, leur âme et leur opulence,

Qui ne s’abaissait pas à accepter des pots-de-vin, cela va sans dire ;

Il est certain qu’il élargissait ceux qui étaient condamnés,

Sans dommage, de leurs entraves, quand il siégeait à la barre.


Les Vagues de Clíona se lamentent fort tristement ;

La bouche de la Leine y répond, de même que ses habitants ;

Les pays côtiers se renversent sous les marées ;

Sa cour est sous un nuage et le sol le pleure.


D’habitude dans sa cour claire, une foule jouait,

Avec du vin venu à travers la mer, et des boissons offertes,

Du brandevin et du sucre au début de février,

Et les seigneurs de Munster sans défaut autour de lui.


D’habitude dans son château des Anglais l’accompagnaient,

Du clergé et des évêques, des princes et des vicomtes ;

La musique en ondées se jouait doucement

Dans le généreux palais de l’Anglais de Munster.


Hélas ! Mon chagrin ! Ma peine à jamais !

Que notre royal César soit si vite éteint !

Notre chevalier fort qui obtenait l’obéissance au tribunal ;

Un Salomon noble de raison et d’intelligence.


Hélas ! Son épouse pleure et se lamente sans cesse :

La dame pleine de dignité, courtoise et douce,

De la lignée de héros et issue de rois,

En solitude, voyez, elle s’en va pour le pleurer.


Son héritier, son nourrisson et son enfant, son bien-aimé,

S’étend, affligé à cause de son père ; cela nous fend l’âme.

Comme adorateur, j’implore sincèrement le Saint-Esprit,

Qu’on le laisse poursuivre le chemin de ses ancêtres.


Un héros qui était un vrai héros, et c’est une grande perte qu’il gît sans vie ;

Un lion qui était un vrai lion d’éminente famille saxonne ;

Une famille parmi les vraies familles vaillantes de Banba, vaincue ;

John, fils de John, fils de John de Ballyseedy.

La fille du Geraldin

On aurait sans doute tort de voir dans ce poème seulement le cri d’amour du poète pour une jeune femme. L’attraction érotique, réelle ou inventée, est bien présente, mais ces lignes recèlent un thème habituel d’O’Rathaille : la louange des Geraldines. Strictement, ce mot désigne une branche des Fitzgerald établie en Munster, dont les comtes de Desmond. Cette famille avait participé à la conquête normande de l’Irlande au 12e siècle, et son influence sur le cours de l’histoire irlandaise est considérable. Comme les de Burgh, Barry, Lacy, Butler et autres envahisseurs, ils se sont lentement assimilés à la société gaélique jusqu’à en devenir des clans aussi respectés que les clans gaéliques originaires — avec qui, d’ailleurs, ils se sont apparentés par mariages innombrables au point de se perdre dans les ramifications généalogiques. Ils avaient gardé leur religion catholique, adopté la langue et produit une littérature gaélique, et donné leurs vies dans des siècles de luttes contre l’emprise anglaise de l’île.

On tombe parfois sur le terme Geraldines pour désigner, par généralisation, l’ensemble des vieilles familles normandes. Il ne faut pas les confondre avec les « Vieux Anglais », terme que l’on utilise plutôt pour les Anglais arrivés lors des confiscations Tudor, par opposition aux « Nouveaux Anglais » qui sont arrivés avec les confiscations guillaumites suite à la défaite de Jacques II.

Dans son histoire des Fitzgerald en 1655, le dominicain Dominic O’Daly leur donne une descendance des Gherardini de Florence, eux-mêmes issues d’Énée après sa fuite de Troie. Par assimilation, et dans le dessein de souligner la noblesse de leurs lointaines origines, les poètes gaéliques leur attribuaient du « sang grec », bien que ce soient les Grecs qui avaient détruit Troie et qu’Énée fuyait. Deux figures en particulier ont marqué l’imaginaire irlandais : Silken Thomas (Thomas le soyeux) qui mena une rébellion échouée contre Henri VIII, et Gerald Fitzgerald, qui mena une des trois grandes rébellions contre Elizabeth I. De nombreuses études historiques sérieuses décrivent le contexte complexe de ces rébellions, mais bien plus de légendes simplistes en font des héros nationalistes (un anachronisme) et gaéliques (et c’est ainsi qu’O’Rathaille les voyait).

Portrait of Thomas Fitzgerald (1513-37), Sarah Countess of Essex, 1825

D’après Dinneen[1], le sujet de ce poème est Lucie Fitzgerald, de Ballykennely, Co. Cork, célébrée dans d’innombrables effusions poétiques au début du 17e siècle. Dans mon roman Je n’appellerai pas à l’aide, j’emprunte son nom pour un épisode où l’on voit saper les certitudes du héros Egan, tout en renforçant le ton stoïque du récit. J’en profite pour présenter la classe des marchands aisés catholiques, peu nombreux à cette époque, mais politiquement très importants.

La description de la jeune femme reprend les thèmes familiers des aislings : cheveux longs, joues baie-et-lis, seins blanc-cygne, corps blanc-mouette, yeux étoiles, dents parfaites, voix enchantant. Sa beauté blesse le poète ainsi que des milliers d’admirateurs, et trouble Phébus lui-même. On y retrouve aussi des thèmes plus légers, caractéristiques de ballades populaires : le désir de se retrouver seul et sans importuns avec la jeune femme, même s’il faut aller jusqu’en Égypte.

C’est un poème de cinq huitains à quatre syllabes accentuées par ligne, où le premier distique est répété quasiment sans variation jusqu’à la fin.

– /é/ – – /a/ – – /é/ – – /a/ –

– /é/ – – /a/ – /i/ – – /O/

Cette régularité métrique renforce l’effet de légèreté chantante et fait penser aux planxty de Carolan, que l’on chante dans les tavernes lorsque le gris glisse au grivois.


[1] Dánta Aodhagáin Uí Rathaille, Rev Patrick S. Dinneen, ITS, Londres, 1911, page 168

Meeting on the turret stairs, F.W.Burton, 1864, National Gallery of Ireland

La fille du Geraldin

Ô perle sans ombre tu me troubles entièrement ;

Écoute-moi sans colère, pendant que je raconte mon histoire,

Puisque, de façon incisive, tu as jeté des lances et des dards

En pluie à travers mes blessures, ils m’ont ravi la force ;

Sans contredit, j’irais jusqu’en Égypte au-delà des côtes,

Et en Erin je ne retournerais jamais, par ma volonté,

Sur la mer forte, ou sur terre, en fers ou en plaisir

Pour être avec toi, je ne serais pas navré, près d’une île, sans importuns.


Rameuses et plissées, ondoyantes et en boucles,

Éclatantes et longues sont ses mèches comme de l’or ;

Ses yeux sont des perles, comme l’étoile du matin,

Ses sourcils sont fins et droits, tracés comme la ligne d’une plume ;

Quant à l’aspect gracieux de ses joues, elles sont blanches comme la neige

Qui gaiement s’entrelace dans le rets de la rose ;

Phébus dans sa course au-dessus des femmes pose sur elle son regard

Et son front flamboie de son ardeur pour ses charmes.


Blancs sont ses seins comme des cygnes près des berges ;

Son petit corps, blanc comme neige, a l’éclat d’une mouette ;

Impossible de coucher entièrement sur le parchemin la bonté

De ce doux lis accort, de cette tendre fleur de vierges.

Avec des dents sans reproche, ses lèvres d’un rouge vif

Libéreraient du mal des milliers comme moi ;

La parole noble de sa langue est savante en histoires,

Et sa voix douce entraînerait de puissants boucs à travers les sommets.


C’est un Phénix du sang Geraldin, les Grecs du rivage,

Tendre parent de la famille de Milésius aux armées,

Et de tous ces héros tourmentés sans merci par les Anglais,

Sans force, sans terre, sans palais royal, sans provisions ;

Sans mensonge, le sang des Paor et des Barry,

Et des champions forts de Bunratty[1], coulent dans ses veines doublement ;

Il n’y a pas de noble prince ni de guerrier de la dynastie de Cashel[2]

Qui n’est apparenté à la jeune fille aimable sans défaut.


Je ne vois nullement son semblable en Erin ni en Albion,

Pour sa force, sa personnalité, son esprit et son apparence ;

C’est une jeune fille habile qui dépasse en traits et en renom

Hélène pour qui des milliers d’hommes périrent dans la bataille ;

Il n’y a pas d’homme en vie qui, voyant le matin

Son visage exempt de chagrin, n’échapperait à sa tristesse ;

Mes chaînes ! Ma peine ! Je ne peux me détacher d’elle

Dans mon sommeil, dans mes rêves, de nuit et de jour.


[1] Le château de Bunratty appartenait à la famille O’Brien depuis 1500, mais avait appartenu avant cette date à d’autres familles gaéliques et normandes, comme les MacNamara et les de Clare.

[2] Siège traditionnel des rois du Munster

La vision

Les visions sont trompeuses. Celle-ci s’apparente à un rêve, léger et agréable, avant un réveil douloureux. Remarquez comment la première ligne est réjouissante et pleine de promesses dans la première strophe, et cette même ligne devient lugubre à la fin.

Les Sidhe (fées) appartiennent au monde caché, elles sont à la fois souterraines et aériennes, telluriques et éthérées. En français, hélas, ce mot croule aujourd’hui sous des connotations disneyennes, ou encore les images d’Épinal de la fée marraine et son antithèse la fée Carabosse. En Irlande, les anciennes croyances aux pouvoirs de la nature (rivières, vagues, arbres, etc.) sont mélangées à la pseudo-histoire du peuple De Danaan, dieux et magiciens, qui se seraient abrités sous la terre après la conquête de l’île par les Gaëls. Il faudrait traduire « sidhe » par « peuple souterrain aux pouvoirs magiques » : la lourdeur d’une telle périphrase fait préférer l’infidèle « fée ».

Qui sont les fées ? La poésie classique a surtout affaire avec des créatures puissantes, ou bien avec les banshees (fées féminines) qui avertissent d’une mort prochaine. On trouve diverses sorcières dans les grands cycles mythologiques, tandis que les lutins joyeux et farceurs, comme les leprechauns, apparaissent dans les contes folkloriques. Parmi les grandes fées, avatars de déesses celtiques, on peut citer Aibell, une des fées principales du Munster et qui serait intervenu lors de la bataille de Clontarf en 1014, Cliona qui vit sur son rocher à Glandore et fait résonner une vague sinistre, Áine et Grian qui habitent le Limerick, Una en Tipperary, ou encore Eileen en Armagh.

Les lignes 157 à 176 du poème Au chef Owen MacCarthy Riabach font une liste de celles avec lesquelles O’Rathaille et ses auditeurs étaient les plus familiers.

La croyance aux fées en Irlande persiste ; lors de mon enfance dans le Munster, il n’était pas question de mettre en doute la réalité des piseog (sorts), banshees et autres changelings. Nous nous méfions des aubépines, arbres tutélaires des fées, et surtout des raths, ces anciens forts celtiques et portes du monde surnaturel. Dans le chapitre La plainte des Sidhe de notre roman Je n’appellerai pas à l’aide, Egan affronte sa mélancolie en cherchant une audience avec le roi des fées, tout en s’interrogeant sur la coexistence de ses croyances chrétiennes et païennes.

La métrique de La vision est plus régulière qu’elle n’y paraît, sous ses variations de syllabes accentuées : voyez les parallèles entre la première et la deuxième strophe.

/o/ – – /I/ /I/ – – /o/ – – /ua/

– /u/ – – /I/ /I/ – – /o/ – – /ua/

/a/ – – – /I/ /i/ – /i/ – /ua/

/o/ – – /I/ /a/ – /o/ – – /ua/


/a/ – – /I/ /I/ – – – /o/ – /ua/

– /o/ – – /I/ /I/ – – /o/ – – /ua/

/o/ – /I//I/ /i/ – /o/ – – – /ua/

/a/ /o/ – – /I/ /I/ – – /o/ – – /ua/

De plus, il y a de plaisantes rimes internes sur un pied trisyllabique : lodamar, tarrastar, fearastar, leanastar etc.  En somme, comme le dit Dinneen[1], c’est une petite pièce ravissante et très populaire.


[1] Dánta Aodhagáin Uí Rathaille, Patrick S. Dinneen, Londres, 1911, p. 22

Vitrail, Valérie Dissaux-Dujardin, années 2020

La vision

Un matin avant que Titan n’eût l’idée de bouger ses pieds,

Au sommet d’une colline haute et douce que j’avais gravie,

Je rencontrai une bande de jeunes femmes plaisantes et aimables —

La troupe qui vivait à Seana des Fées, aux palais lumineux du nord.


Il se répandit une brume magique, radieuse et claire,

Depuis Galway des rochers luisants jusqu’à Cork des havres,

À la cime de chaque arbre, des fruits et des noix se perpétuèrent,

Avec des glands dans chaque forêt, et du miel pur sans fin sur les pierres.


Elles allumèrent trois cierges d’une lumière indescriptible

Sur le sommet du grand Mont Vérité dans la région de Conallach Rouge.

Je suivis cette bande de femmes aux capuches jusqu’à Thomond,

Et je les interrogeai sur la foi de ces rites dans leur ronde.


La jeune femme Aibell, à la mine rayonnante, répondit.

« Voici notre raison d’allumer trois cierges sur chaque havre :

Au nom du roi loyal qui sera bientôt avec nous

Gouvernant les trois royaumes, et les protégeant pour toujours. »


De la vision je m’éveillai soudainement dans une peur adoucie,

En pensant que la bonne nouvelle qu’Aibell annonça était vraie ;

En fait, j’étais tremblant de maladie, mélancolique et déprimé,

Un matin avant que Titan n’eût l’idée de bouger ses pieds.

Clarté de la clarté

Voici le plus célèbre des poèmes d’Egan O’Rathaille, à telle enseigne que l’on appelle celui-ci « l’homme de Clarté de la Clarté ». Il apparaît dans toutes les anthologies de la poésie gaélique, pour son rythme envoûtant et sa mélodie mélancolique.

Dans ce poème onirique, la jeune femme de toute beauté représente l’Irlande. Lors de la rencontre classique sur un chemin écarté, elle se plaint de sa condition et prédit le retour du vrai roi, auquel l’Irlande est symboliquement mariée. Cependant, lorsque le poète ajoute foi aux prédictions et invoque le ciel, la femme s’enfuit vers des lieux magiques. La recherche de la femme est ardue, mais il la retrouve au centre légendaire de la culture gaélique, où elle est soumise à l’envahisseur inculte. Jusqu’au cœur des traditions, la poésie est enchaînée et censurée ; malgré cela, l’Irlande entend la voix de la poésie, et ressent la honte de sa condition. Elle libère le poète, qui constate l’impuissance de l’Irlande avant le retour des chefs en exil.

Pour échapper à la répression, les poètes ne nommaient pas directement le roi Jacques II ; ici, à ligne10, on l’appelle simplement « la personne ». Même si les juges ne lisaient pas le gaélique, il pouvait reconnaître le nom écrit, et condamner l’auteur pour jacobitisme.

La puissance de ce poème vient de sa composition mélodique. La métrique est fondée sur des quatrains aux lignes de cinq syllabes accentuées, et chaque ligne termine avec la même rime féminine /ua/ -. Les dactyles et anapestes portent la voix en légèreté jusqu’aux finales en antibachées (deux syllabes accentuées suivies d’une syllabe non accentuée), ce qui installe et renforce l’ambiance perplexe du poème, avec son mélange de finesse et de gravité, puis son brassage de noblesse et de grossièreté. L’envoi en pentamètre iambique, avec rime terminale masculine en /I/, casse brusquement l’atmosphère surréelle, et l’amer constat d’impuissance est d’autant plus brutal.

La première strophe est construite ainsi :

/i/ – – /i/ – – /o/ – – /I/ – /ua/ –

/i/ – – /i/ – – /o/ – /I//ua/ –

/i/ – – /i/ – – /o/ – – /I//ua/ –

/e/ – – /i/ – – /o/ – – /I//ua/ –

Vitrail et encre, Valérie Dissaux-Dujardin, années 2010

Clarté de clarté

Sur un chemin de solitude je la vis, la clarté de la clarté,

Et son œil vert bleuté était le cristal du cristal ;

Sa voix jeune et gaie était la douceur de la douceur

Et dans ses joues ardentes je vis le vermeil et l’ivoire.


Chaque boucle de sa chevelure d’or était une cascade de cascades,

Qui ramassa la rosée de l’herbe en la balayant par les pointes ;

Sur sa noble poitrine elle porta une parure plus pure que le verre,

Pour elle façonnée à sa naissance dans le pays de l’au-delà.


Tout esseulée qu’elle fut, elle me dit des nouvelles vraies ;

Nouvelles du retour de la personne à sa place qui lui revient par droit ;

Nouvelles de la ruine des troupes qui l’avaient chassé en exil ;

Et d’autres nouvelles que par peur je n’écrirai pas dans ces vers.


Folie de folies pour moi, je suivis le vrai sens de ses dires !

Captif d’une captive, je fus enchaîné et serré fortement ;

Lorsque j’appelai le secours du Fils de Marie, la jeune femme me quitta brusquement,

Et elle partit comme un éclair vers le fort féerique de Luachra.


Je courus une course furieuse avec le cœur remué,

Par les marges d’un marais, par les marécages, par les montagnes arides ;

Jusqu’à ce fort terrible, je ne sais par quel chemin je vins,

À l’endroit des endroits, construit avec la magie des druides.


Un groupe d’ogres éclatèrent de rire et se moquèrent de moi,

Ainsi qu’une troupe de demoiselles fines aux nattes longues ;

On me lia de liens serrés, sans le moindre réconfort ;

Je vis ma jeune femme dans l’étreinte d’un crétin grossier.


Je lui dis, avec l’expression la plus sincère du fond du cœur,

« Il te convient mal de te coupler avec un fainéant flatteur et querelleur,

Quand l’homme le plus pur de descendance triplée de sang écossais,

T’attend, et veut te prendre comme sa tendre épouse. »


Quand elle entendit ma voix, elle pleura de fierté blessée,

Et les larmes abondantes coulèrent sur ses joues ardentes,

Elle dépêcha un serviteur pour me guider hors du palais ;

Ô clarté de clarté, que je vis sur un chemin de solitude !


L’envoi

Ma peine ! Mon désastre ! Mon échec ! Ma tristesse ! Ma perte !

La claire, l’affectueuse, la pure, la douce à la tendre apparence,

Possédée par un cornu noir et hargneux, un scélérat jaunâtre ;

Et ne rien pouvoir faire, jusqu’au retour des champions à travers la mer !


[Note du traducteur : en ligne 9, nous suivons l’Académie en utilisant « tout… que » avec l’indicatif]